Alias Caracalla
nous
héberge. Pourtant, au milieu du cadre petit-bourgeois
de la salle à manger, du style rutilant de la chambre,
il est difficile de croire au danger.
Le mari nous informe qu’une certaine * Claudine 1 a prescrit que nous demeurions toute la journée
dans notre chambre. Cette consigne me déçoit : je
brûle de visiter la ville, mais surtout de contempler
les visages des Français, qui me sont devenus, en
1942, aussi étrangers que ceux des Anglais en 1940.
Cette * Claudine, qui dispose de ma liberté, est
étudiante. Agent de liaison de Schmidt, elle est responsable de notre sécurité. Dès demain, elle doit
nous conduire à Lyon.
Ce dimanche 26 juillet est le premier anniversaire
de l’assassinat, par la Cagoule, de Marx Dormoy,
maire socialiste de Montluçon et ancien ministre de
l’Intérieur du gouvernement de Front populaire. La
population, majoritairement socialiste, entend
manifester sa fidélité à cet homme respecté, tout en
protestant contre le crime et la dictature de Vichy.
Les gendarmes ont quadrillé la ville afin de prévenir tout incident. La fierté avec laquelle notre hôte
évoque cet homme politique me fait penser qu’il est
lui-même socialiste.
Je ne suis pas suffisamment débarrassé de mes
préjugés politiques pour apprécier le paradoxe de la
situation : mon départ en Angleterre sous le pavillon
de l’Action française me conduit, deux ans plus tard,
à revenir en France sous la protection de la SFIO.
Trajectoire d’autant plus surprenante que l’éloge du
même Dormoy, paru entre-temps dans le journal France , avait suscité de ma part une réaction au
vitriol.
Depuis ma conversation avec le capitaine
*Bienvenue, je me résigne à ce nouveau clivage.
C’est d’autant plus facile ce matin que le couple nous
manifeste, par mille gentillesses, une admiration flatteuse, quoique nullement justifiée. Notre départ, en
juin 1940, nous a permis d’échapper aux malheursdes Français, et, depuis lors, nous n’avons accompli d’autre exploit que d’être libre.
Le petit déjeuner est mon premier repas en métropole. Je teste les restrictions alimentaires, dont j’ai
lu quelques détails dans les journaux de Londres :
le pain de son humide, au goût de moisi, la confiture écœurante et le breuvage noir à l’amertume
étrangère au café.
Afin de ne pas déranger nos hôtes, nous remontons dans notre chambre faire notre lit et nettoyer
le cabinet de toilette. De la fenêtre, nous voyons l’avenue s’animer. À cette heure, hommes et femmes,
fleurs à la main, marchent au milieu de la chaussée
vers la ville. La circulation est nulle.
De temps à autre, des cyclistes dépassent les piétons, les gratifiant parfois d’un salut complice. Autant
que je puisse en juger, il n’y a rien de misérable dans
cette foule, qui ressemble à celle de n’importe quelle
ville de province un dimanche matin.
Assis dans les fauteuils, nous n’avons rien d’autre
à faire qu’à tuer le temps en conversant, comme nous
le faisons depuis deux ans. La présence de Briant à
mes côtés me protège du dépaysement.
J’ai demandé un journal à notre hôte. Curieux de
lire L’Action française , je n’ose la lui réclamer. Il me
prête Le Progrès de l’Allier , un des journaux locaux.
Nous avons toute la journée pour l’éplucher.
L’essentiel des informations est d’intérêt local. Toutefois, celles concernant l’étranger et la guerre sont
surprenantes. J’apprends, par exemple, qu’Anthony
Eden, le ministre britannique des Affaires étrangères,
vient de déclarer : « Nous jouons nos dernières cartes. » Quand a-t-il dit cela ? Je n’ai jamais rien lu de
tel dans les journaux anglais, dont j’ai pu vérifierqu’ils ne mentent pas : aussi prolixes sur leurs défaites
que sur leurs victoires.
La propagande naïve, bien à la française, du Progrès de l’Allier ne correspond nullement à la situation de l’Angleterre. Elle nous fait rire : nous
renouons avec les mensonges de la drôle de guerre
(Hitler malade, mourant, etc.).
Je suis avide d’informations sur la France. Le
commentaire de l’élection de Pierre Laval à la tête
de l’Union des maires de la Seine en est une, et
scandaleuse, après ses vœux pour une victoire allemande, entendus à la BBC.
Tout aussi révoltant est l’hommage à Pétain du
poète Lucien Boyer :
Pour le voir tel qu’il est il faut que le temps
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