Alias Caracalla
moi, qui ne conçois la politique que sous forme
de polémiques ponctuées de pugilats, c’était une révélation. Pourtant, avant mon départ, j’ai été affecté
par son attitude antigaulliste.
— Ah oui ?
— J’ai du mal à comprendre son opposition au
Général.
— C’est la démocratie : débattre et choisir. » Cela
ressemble à un credo : le ton est sans réplique.
Il fait nuit lorsque nous quittons le restaurant. Le
Rhône est au bout de la rue. Nous longeons les quais
en direction de la gare Perrache. À la hauteur de la
place Bellecour, nous prenons une rue peu éclairée,
parallèle au quai. Il s’arrête devant la porte d’un
immeuble, non loin de là. « Regardez bien le nom
de la rue et le numéro de l’immeuble. J’habite au
premier étage, chez Mme Martin. Venez ici demain
matin, à 7 heures. Je vous garde avec moi : vous serez
mon secrétaire. Bonsoir. »
Avant que j’aie saisi les conséquences de cette
déclaration, il me tend la main et entre dans la maison. La porte de l’immeuble se referme dans un bruitsourd 10 .
*Rex habite au 72 rue de la Charité. Je consulte
mon plan et découvre que le parc de la Tête-d’Or,
en face duquel vivent mes hôtes, se trouve dans la
direction opposée, mais que le trajet est simple : il
suffit de suivre les quais. Je rentre à pied. La villesilencieuse, engourdie dans la moiteur nocturne, surplombe le fleuve qui miroite en contrebas.
Je suis effrayé par le dernier mot de cette soirée.
J’ai été désigné par le BCRA pour travailler sous les
ordres de Georges Bidault. Ma mission a été longuement et soigneusement préparée depuis des mois.
Pourquoi * Rex la transforme-t-il inopinément ? Je
redoute la réaction de mes supérieurs. Que vont
dire * Bienvenue et * Passy ? Vais-je être blâmé, rappelé à Londres, renvoyé duBCRA 11 ?
Tout en ruminant ces sombres pronostics, je
longe le Rhône. Arrivé en vue du pont Morand, derrière l’Opéra, j’aperçois dans l’eau la lumière des
réverbères qui danse sur le fleuve. Je me penche un
instant sur le parapet et suis brusquement bouleversé par des réminiscences : la Garonne, le pont
de pierre, Bordeaux, ceux que j’ai quittés il y a deux
ans, et dont je suis sans nouvelles.
À regret, je m’arrache à la nostalgie et poursuis
ma déambulation au milieu de la ville endormie,
ruminant de craintives pensées. Tout est désert, les
tramways remisés : un silence moite enveloppe la
cité.
Lorsque j’entre furtivement dans la chambre-salle
à manger de l’appartement de la rue Philippeville,Briant dort déjà. Après m’être déshabillé, je m’allonge
à ses côtés. Comme il ouvre un œil, je ne peux me
retenir de lui raconter la décision de * Rex. Je parle
à voix basse pour ne pas réveiller nos hôtes. Il me
répond laconiquement : « Ne t’inquiète pas. Il sait
ce qu’il fait. »
Mon sommeil est court et agité. Au beau milieu
de la nuit, je trouve la solution salvatrice : refuser la
proposition et rejoindre Bidault, selon les ordres du
BCRA. Au matin, je quitte la maison rasséréné et
monte dans le premier tramway pour Perrache.
Vendredi 31 juillet 1942
Secrétaire de * Rex
À 7 heures précises, je sonne trois fois à la porte
de l’appartement. Le silence qui suit me paraît
interminable. * Rex ouvre et me fait entrer dans sa
chambre, qui donne sur la rue. Au fond de la pièce,
dans un coin, se dresse un lit-bateau ancien, recouvert d’un édredon bariolé. Entre les deux fenêtres,
une table et une chaise jouxtent un fauteuil Voltaire.
Les fenêtres sont ornées de lourds rideaux à fleurs.
En face, de l’autre côté de la rue, on aperçoit un
terrain vague et, au-delà, le Rhône.
*Rex s’assoit sur la chaise et me désigne le fauteuil :
« J’espère que vous avez bien dormi.
— Non, pas très bien.
— Pourquoi donc ? »
Intimidé par son regard et plus encore par l’inversion protocolaire exigeant qu’il s’installe dans le
fauteuil et moi sur la chaise, je sens se dérober lesexplications soigneusement préparées. Néanmoins,
je rassemble mon courage et me lance : « Votre proposition m’a plongé dans la confusion.
— Vous ne voulez pas travailler avec moi ?
— Ce n’est pas la raison, mais on m’a confié une
mission, et je n’ai pas le droit de la modifier sous
peine de sanction. »
Visiblement soulagé, il se met à rire : « Ne vous
inquiétez pas,
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