Alias Caracalla
France à la victoire.
Prudemment, mais assez haut pour être entendu,
*Rex m’interrompt : « Vous lisiez L’Action française ? »
Je lui raconte ma famille royaliste, mon adolescence
de militant, mon admiration pour Maurras. Pendant
que je parle, il commence à dîner tout en m’observant avec bienveillance. Il écoute autant avec ses
yeux qu’avec ses oreilles. Une lueur malicieuse éclaire
souvent son regard. C’est la première fois qu’un
homme de son rang et de son âge — approximativement celui de mon père — s’intéresse à mon passé.
Mis en confiance par cette écoute amicale, je
m’abandonne à ma faconde méridionale et m’enhardis d’autant plus que l’attention qu’il me manifeste
me fait croire qu’il a peut-être quelque sympathie
pour mes convictions. Je raconte mon engagement
politique à la Noël de 1933, à cause du scandale
Stavisky. Ma déception, le 6 février 1934, après l’échec
des Camelots du roi pour abattre « la Gueuse ».
J’évoque aussi le cercle Charles-Maurras, que j’avais
créé à Bordeaux, en 1936 ; Le Bahut , revue ronéotypée composée avec mes camarades ; les réunions et
les banquets où Philippe Henriot et Darquier de
Pellepoix, tribuns envoûtants, chauffaient ma haine
contre un régime abject.
Me sentant écouté, j’explique à * Rex comment j’ai
surmonté les difficultés du problème des liaisons
avec les adhérents, la politique étant interdite dans
les lycées et les collèges, spécialement religieux, dont
la majorité des élèves étaient internes. J’évoque les
ruses de Sioux pour faire de la propagande et du
recrutement ; les tracts que nous entrions clandestinement et que nous faisions passer de l’un à l’autre ;
la répression quand nous étions surpris (conseil de
discipline, mise à la porte). Plus c’était difficile, plus
j’étais heureux et acharné. Je n’ajoute pas que c’était
le bon temps, quoique je ne sois pas loin de le penser.
Enfin, je lui raconte ma révolte devant la trahison de
Pétain, mon départ programmé de Pau, le Léopold II ,
ma déception de ne pas retrouver à Londres Maurras
et l’Action française, le déshonneur de son ralliementau Maréchal et mon engagement dans la légion de
Gaulle, dont j’avais appris qu’il était, comme moi,
monarchiste.
Tout en mangeant, * Rex ne me quitte pas des yeux.
En même temps, il surveille par-dessus mon épaule
l’entrée du restaurant. À aucun moment, il ne m’interrompt. Quand j’ai terminé, il garde le silence, me
fixe d’un regard attendri, puis me dit, comme se
parlant à lui-même : « En vous écoutant, je comprends la chance que j’ai eu d’avoir une enfance
républicaine. » Sans attendre de réponse, il enchaîne
avec le récit de ses propres souvenirs, stimulé peut-être par le besoin de me rejoindre à travers sa jeunesse. Il me décrit l’éducation rigoureuse et l’exemple
civique donnés par son père, ses batailles en faveur
de la République et contre le césarisme des Bonaparte et le retour de la monarchie.
Pour finir, il insiste sur sa croisade en faveur de
Dreyfus : l’« Affaire » a été l’honneur de sa vie et il a
eu le bonheur d’assister au triomphe de la vérité et
à la réhabilitation du capitaine. « La vérité a toujours le dernier mot », ajoute-t-il. Sans oser le contredire, je pense en moi-même : « C’est curieux, il n’a
pas l’air de savoir que Dreyfus est un traître. » Mais
au fond, je ne suis pas choqué. Durant les mois passés en Angleterre, j’ai entendu plusieurs camarades
dire la même chose, et je me suis abstenu d’en débattre avec eux.
Depuis la débâcle, l’affaire Dreyfus, pierre angulaire des convictions familiales, a perdu pour moi
de son actualité, pour ne pas dire de sa réalité. Avec
la capitulation, la hiérarchie de mes convictions s’est
modifiée du tout au tout, et ma seule pensée est maintenant d’écraser les Boches. Le reste s’est désintégré
dans la poussière de la catastrophe.
Au cours de ce dîner, j’éprouve un sentiment nouveau. * Rex raconte une autre enfance, d’autres opinions, d’autres engagements, sans que cela m’étonne
ou me choque. Peut-être subis-je involontairement
son ascendant, un alliage de charme et d’autorité
que j’ai ressenti dès l’abord. J’éprouve en tout cas
physiquement en sa compagnie la fraternité de notre
espérance, qui, en dépit de tout, nous lie dans
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