Alias Caracalla
j’en fais mon affaire. Je préviendrai
Londres. » Il n’a pas haussé le ton et, bien que fort
aimable, je sens que cette phrase met un point
d’arrêt à mes états d’âme.
Sur la petite table se trouvent un bloc de papier
blanc, quelques crayons et la grande enveloppe que
je lui ai remise la veille. Il me la tend : « Elle contient
deux millions. Déposez-les en lieu sûr, si possible
chez des résistants de cœur, mais étrangers à l’action.
Vous trouverez également les instructions de Londres.
Décodez-les. Vous me les rapporterez ce soir, à
7 heures. »
*Rex me confie alors son code, ainsi que saclef 12 .
Comme je note le texte, il ajoute : « Apprenez-le par
cœur, et brûlez votre papier afin de n’en conserver
aucune trace. » Il s’agit d’un poème extrait des Amours jaunes , de Tristan Corbière, que je ne connais
pas. Il précise : « Pour Londres, je m’appelle * Rex.
C’est à ce nom que télégrammes et courriers sont
adressés. Mais pour les résistants, mon pseudonyme
est * Régis. Il faudra que vous en choisissiez un vous-même. Votre nom de code * Bip.W ne concerne que
le service de Londres, et celui figurant sur votre carte
d’identité doit rester inconnu de vos camarades. »
Il remet au lendemain de m’expliquer ce que
seront mes tâches auprès de lui.
Je retourne chez les Moret et n’ai guère le temps
d’épiloguer sur ma véritable mission : j’ai hâte de
cacher l’argent — une fortune ! —, dont la responsabilité m’inquiète. Je ne connais personne à
Lyon. Les Moret sont certainement des « résistants
de cœur », mais ma présence chez eux prouve
qu’ils ne sont pas « étrangers à l’action ». En attendant mieux, je dissimule le paquet derrière le
rideau de la cheminée et m’installe dans la salle à
manger, que mes hôtes absents laissent à ma disposition.
Dans les instructions de Londres, il y a deux
blocs à décoder : le premier de sept cent quarante
lettres, le second de huit cents. Durant les exercices
en Angleterre, je n’ai jamais travaillé sur un ensemble
aussi considérable. Le décodage exige une attention
sans faille. Après avoir recopié l’indicatif, 16438,
j’établis la grille du code à l’aide du poème dicté par
*Rex. Le relisant pour en extraire les lettres, je suis
étonné par sa médiocrité, qui augure mal des goûts
littéraires de mon nouveau patron. Sans doute ne
s’intéresse-t-il pas à la littérature.
Heureusement, je jouis d’une mémoire quasi instantanée. Après deux lectures, je le retiens :
Prends pitié de la fille-mère,
Du petit au bord du chemin…
Si quelqu’un leur jette la pierre,
Que la pierre se change en pain.
Est-ce le délai qu’il m’a fixé ? La tâche me paraît
insurmontable. Craignant de ne pas achever mon
travail à temps, je ne déjeune pas. En dépit de tentatives répétées, je ne parviens pas à faire « sortir »
le bloc de sept cent quarante lettres. Croyant à une
étourderie de ma part, je recommence plusieurs
fois. En vain. Je suis d’autant plus anxieux de cet
échec qu’il s’agit d’un paragraphe consacré à l’action
militaire : le BCRA prescrit à *Rex de contacter
d’urgence une personne dont le nom, l’adresse et le
mot de passe demeurent indéchiffrables, rendant
les instructions sans objet.
Heureusement, les autres chapitres n’offrent
aucune difficulté. Une fois le décodage achevé, je
recopie l’ensemble et découvre, pour la première fois,
une partie de la mission de * Rex. Le mystère demeure
sur la personnalité des chefs des mouvements, masqués par des pseudonymes inconnus. Quant à la
modification de ma mission, je suis rassuré :
Bip.W que nous vous envoyons comme radio
de Bip [Bidault] pourra, si vous le jugez préférable,
vous servir en même temps de radio personnel,
tant pour l’action militaire que pour l’action politique.
*Rex n’a donc pas totalement outrepassé ses droits.
La lecture des instructions m’est une extraordinaire révélation. Jamais, depuis mon incorporation
au BCRA, le capitaine * Bienvenue ni quiconque ne
m’a expliqué quoi que ce soit du fonctionnement de
la Résistance, si ce n’est le danger permanent que
constitue la police de Vichy en zone libre et de la
Gestapo en zone occupée. Le pacte du 23 juin proposé par le Général aux
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