Alias Caracalla
garçons prennent place, il me
fait monter dans la voiture et nous partons vers le
bureau des Ponts et Chaussées, de l’autre côté de la
place.
Nous sommes reçus par l’ingénieur en chef, André
Lesbre, qu’il connaît et auquel il explique notre projet.
Celui-ci griffonne sur sa carte de visite une recommandation pour le capitaine du port. Avant de quitter le bus, j’ai établi une liste de mes camarades avec
leur date de naissance. J’ai découvert à cette occasion que trois d’entre eux ont à peine dix-sept ans,
une dizaine dix-huit ans et les plus vieux, dont je
suis, dix-neuf ans.
Mon beau-père interroge le capitaine du port
pour savoir si des navires partent pour l’Afrique
du Nord : « Nous ne sommes pas une agence de
voyages ! Aujourd’hui, ils arrivent de n’importe où
et partent vers des destinations inconnues. La plupart ne savent même pas s’ils arriveront à bon
port. »
Il nous signale quelques cargos amarrés aux quais
de la douane : « Je ne sais s’ils accepteront d’embarquer vos jeunes. Ils n’ont pas de cabines et ne transportent pas de passagers. La seule chose que je
puisse faire, c’est vous signer une autorisation de
quitter la France. Mais attention, vous risquez de
vous retrouver n’importe où. J’espère que vous avez
des passeports en règle. »
Je lui remets la liste de mes camarades, qu’il fait
dactylographier, avant de nous la rendre dûment
tamponnée et signée : « Si j’ai un conseil à vous
donner, c’est d’aller immédiatement voir les navires. Ils ont tous décidé de partir le plus tôt possible,
car les Allemands seront là ce soir. »
Dans la voiture, je lis l’autorisation qu’il nous a
remise : « Le commandant de la marine de Bayonne
n’a pas d’objection à ce que messieurs (suivent les
dix-sept noms) prennent passage sur un navire à destination du Maroc ou de la Grande-Bretagne sous
réserve qu’ils soient en règle avec les autorités des
pays de destination. »
Sur les quais, le calme des pêcheurs à la ligne
contraste avec le chaos qui règne en ville. Devant
nous, un cargo noir, le Léopold II , d’Anvers. Quelques
personnes apparaissent à la dunette et beaucoup demonde s’affaire sur le pont. Au pied de la passerelle,
un groupe d’hommes discutent. Mon beau-père
réclame le capitaine.
« C’est moi, répond assez brutalement un homme
au visage couperosé. Que voulez-vous ?
— Je voudrais vous parler. »
Il nous emmène à l’écart : « Je voudrais savoir si
vous pourriez embarquer quelques jeunes gens pour
l’Afrique du Nord ? » L’homme nous regarde avec
méfiance : « D’abord, je ne connais pas encore ma
destination. Ensuite, je suis complet, je ne peux
embarquer personne. J’ai seulement quatre cabines
qui sont louées, et il y a déjà trop de monde sur le
pont. » Il montre son bateau dont la ligne de flottaison rase l’eau.
« Ils ne sont pas lourds, insiste mon beau-père.
Peut-être pourriez-vous trouver une petite place sur
le pont. Peut-être même dans la cale ?
— Vous n’y pensez pas. Il n’y a pas d’air, et surtout il n’y a rien à manger. »
Mon beau-père comprend aussitôt : « Écoutez, ils
apporteront leur nourriture et, bien entendu, ils
payent leur passage. »
Long silence. « Dans ce cas, dit enfin le capitaine,
toujours aussi désagréable, montrez-moi la liste. Ils
sont tous français ? » Je m’empresse de répondre
oui. « Dommage, s’ils étaient belges, ce serait plus
facile. »
Il compte : « Dix-sept ? C’est impossible. Mon
cargo est déjà surchargé, je ne peux en prendre
qu’une partie, trois ou quatre, pour vous faire plaisir. » J’observe mon beau-père. Il est tendu, mais
impassible :
« Combien voulez-vous par personne ?
— 200 francs.
— Je vous offre 2 000 francs pour huit garçons. »
Le visage du capitaine se détend imperceptiblement.
« Je vous ai déjà dit que je ne veux pas couler
mon bateau.
— 2 500 francs pour la moitié. »
Le capitaine tend brusquement la main à mon
beau-père : « Tope là ! » avant d’ajouter, de nouveau
soupçonneux : « Attention, j’ai bien dit dans la cale,
sans bagage et avec la nourriture.
— C’est d’accord. »
Remontant dans la voiture, mon beau-père rayonne
de sa victoire, tandis que je suis désespéré. Comment
choisir ? C’est facile pour mes camarades, Roy,
Marmissolle, Bianchi, et moi-même ;
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