Alias Caracalla
joindrez les lettres
pastorales au prochain courrier. Il faut tout faire
pour répandre la vérité sur ces crimes. Il faudrait
une lame de fond pour réveiller l’opinion et arracher
ces malheureux à leur sort. Hélas, que pouvons-nous ? C’est dans une telle occasion que la Résistance
révèle son impuissance. »
Il reprend les termes mêmes de Bidault, et je sens
dans sa voix une profondeindignation 13 .
Je le quitte la mine sombre au coin de la place
Raspail et rentre chez moi, troublé par l’importance
que les deux hommes accordent à ce drame. Ni l’un
ni l’autre, me semble-t-il, ne sont juifs. À Londres,
excepté le journal France , qui publiait parfois des
informations concernant le sort des Juifs en Europe,
notamment en Pologne, personne n’évoquait la
question. Même Raymond Aron n’a rien écrit à ce
sujet, ou alors n’y ai-je pas prêté attention par manque d’intérêt.
Parmi les papiers remis par * Rex à joindre au
courrier, je trouve les lettres des évêques dont il asignalé le courage. Après avoir chiffré les télégrammes, j’ai envie d’en prendreconnaissance 14 .
Mgr Saliège écrit : « Les Juifs sont des hommes, les
Juives sont des femmes. Les étrangers sont des
hommes, les étrangères sont des femmes. Tout n’est
pas permis contre eux […]. Ils font partie du genre
humain. Ils sont nos frères comme tant d’autres.
C’est ce qu’un chrétien ne peut pas oublier. »
Ma famille et le collège m’avaient élevé dans une
autre attitude : les Juifs étaient différents de nous
parce qu’ils étaient maudits : c’étaient des déicides
qui avaient crucifié le fils de Dieu, des monstres de
cupidité et d’ambition, dont le seul but était la
domination du monde. Séparé depuis si longtemps
de mon milieu, je n’avais plus d’opinion bien claire
à leur égard. Seul demeurait un réflexe familial :
existe-t-il un complot international ? les Juifs sont-ils coupables ?
Ce soir, les événements me troublent au plus haut
point. Avant d’avoir trouvé la réponse, je m’endors
brusquement.
Jeudi 3 septembre 1942
Un espion d’autrefois
Dans le courrier de juin, le BCRA avait demandé
à * Rex de prendre contact avec un certain * Crib 15 ,agent du Deuxième Bureau de Vichy. Rentré en
France, installé dans son village de Poligny, il s’était
mis à la disposition de la France libre, qui en faisait
grand cas. * Rex, faute de temps, n’ayant rien fait,
le BCRA l’avait relancé et, finalement, * Rex avait
demandé à la BBC de diffuser un message annonçant mon arrivée : « Oncle Gustave ira voir son neveu
le jeudi 3 septembre. »
Dans le train, je commence la lecture de Ci-devant ,
d’Anatole de Monzie, que je n’ai pas encore eu le
temps d’ouvrir. * Crib m’attend à la gare. Il est tout
ridé et me paraît plus vieux que * Rex. Son accueil
prévenant et sa disponibilité souriante me le rendent
immédiatement sympathique et proche. Il manifeste
toutefois sa surprise en considérant mon jeune âge
pour régler des questions à son avis fort graves. Il
n’a pas tort : je suis totalement ignorant des sujets
dont il m’entretient. Pour le rassurer, j’abats mon
joker : je suis un agent de Londres. Ce label me
pare immédiatement d’un âge canonique.
Il m’invite à déjeuner dans un restaurant où il est
visiblement connu, appelant le patron par son prénom et tutoyant les serveurs. Je fais en sa compagnie
le meilleur repas depuis mon arrivée, un véritable
festin. Je vérifie au passage ce qu’on répète à Lyon :
les gens de la campagne ne subissent aucun rationnement.
Volubile, * Crib me raconte quelques-unes de ses
missions d’autrefois, accomplies comme agent du
Deuxième Bureau. J’ai devant moi un authentiqueespion 16 ! De temps à autre, il cite en baissant la voix
et en me faisant un clin d’œil complice les nomsd’agents ou de chefs du service de renseignements
du Deuxième Bureau et même de l’Intelligence
Service. J’ignore évidemment tout de ce catalogue
prestigieux. À mesure qu’il raconte ses exploits, je
me sens de plus en plus insignifiant. Ne sachant que
répondre, je me réfugie, comme d’habitude, dans de
vagues borborygmes.
Après le déjeuner, il m’emmène chez lui pour
inventorier ses possibilités d’action au sein de la
Résistance régionale. Je comprends alors que mon
silence l’a convaincu de ma compétence et de l’importance de ma mission auprès de
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