Alias Caracalla
mais me garde, bien entendu,
de tout commentaire. En mon for intérieur, j’ai du
mal à admettre que le grand patron soit à la merci
de bavardages et viole les règles de sécurité les plusélémentaires. Connaissant la difficulté de dénicher
le moindre cagibi à Lyon, je lui offre de permuter
avec ma chambre, moins grande, mais plus centrale,
et surtout isolée de l’appartement du propriétaire. Il
refuse : il ne veut pas se protéger en me faisant courir des risques inutiles.
La nouvelle adresse de * Rex doit demeurer secrète.
Comme je ne peux demander à M. Moret de m’aider,
je prospecte les agences. La plupart des logements
qu’on me propose sont sordides et, surtout, loin du
centre. De surcroît, dans les quartiers périphériques, pratiquement déserts, on est plus facilement
repéré que dans le centre-ville, toujours grouillant de
monde.
Après plusieurs jours de recherches débouchant
sur des échecs répétés, je commence à désespérer,
d’autant que je gaspille ainsi un temps précieux.
*Rex manifeste de son côté quelque impatience devant
mon impuissance. Un jour d’abattement, la chance
me sourit. Pour la énième fois, je rends visite à une
petite agence, non loin du pont de la Guillotière,
dont la directrice me signale une « perle rare ». Je
n’y prête guère attention, tant j’ai entendu de promesses de ce type. J’ai tort.
« Elle n’a qu’un défaut, me dit-elle : la personne
demande 500 francs. C’est beaucoup plus cher que
les autres.
— Ne vous inquiétez pas, mon patron est un artiste.
Si ça lui plaît, il paiera. »
Officiellement je suis le secrétaire de M. Joseph
Marchand, artiste peintre décorateur. Rassurée, elle
me conduit à un immeuble situé à l’angle du square
Raspail et de l’avenue Gambetta. Il possède deux
entrées : l’une sur la place, l’autre sur l’avenue. Elles
desservent plusieurs escaliers. L’aspect labyrinthique de l’intérieur me rassure. L’appartement est au
deuxième étage à gauche ; la chambre à louer est
celle de la propriétaire, Mlle Labonne. Cette dernière
conserve pour elle le salon, où elle vit et travaille :
elle ajuste des cols de fourrure sur des manteaux de
femme. La chambre, en longueur, ouvre directement
sur l’entrée commune et les commodités. Lumineuse, ensoleillée, elle surplombe le vieux pont de
la Guillotière et le Rhône.
De l’autre côté du fleuve, l’Hôtel-Dieu, majestueux
bâtiment du XVII e siècle, se dresse sur les quais, surmonté, au-delà des toits barrant l’horizon, par la colline de Fourvière, elle-même couronnée par l’église
Notre-Dame. On ne peut rêver paysage plus stimulant pour un peintre…
Quelques jours plus tard, je présente « M. Marchand » à Mlle Labonne. À la vue de cet homme
élégant et d’apparence convenable, sa joie est à la
mesure de la crainte qu’elle dut éprouver quand
j’avais annoncé un artiste. En présence de * Rex, je
remarque quelques défauts de la chambre qui
m’avaient échappé : elle est exiguë, et le lavabo,
scellé dans le mur, est installé dans la pièce même ;
une grande armoire à glace contre la cheminée ne
laisse qu’un étroit passage avec le lit, qui lui fait
face ; enfin, elle est bruyante, à cause des tramways
qui ralentissent sous les fenêtres en franchissant le
dos-d’âne du pont, puis accélèrent en ferraillant.
Malgré tout, * Rex semble satisfait : « C’est très bien.
Et puis le paysage est déjà un tableau. » La propriétaire lui propose de préparer son petit déjeuner
avant de partir au marché, à 7 heures. En plus du
compliment de * Rex, j’ai une autre raison d’être
content : le changement d’adresse ne modifie en rien
mes habitudes puisque, de chez moi, la distancedemeure la même pour notre rendez-vous matinal.
Quant à la sécurité, je suis rassuré par la foule de
piétons occupant en permanence le pont et ses
alentours. Il est simple d’y circuler anonymement,
contrairement à la rue de la Charité ou à la rue Sala,
toujours désertes.
*Rex, après avoir défait sa valise et rangé, dans
l’armoire à glace, quelques affaires, me confie sa carte
d’identité et sa carte d’alimentation : « Vous irez
m’inscrire à la mairie. » En lisant « Joseph Marchand,
artiste peintre », je pense à l’un de mes oncles,
d’origine espagnole, Perico Ribera : il était peintre
et vivait à Saint-Jean-de-Luz. Il venait souvent
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