Les Frères Sisters
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Assis devant le manoir du Commodore, jâattendais que mon frère Charlie revienne avec des nouvelles de notre affaire. La neige menaçait de tomber et jâavais froid, et comme je nâavais rien dâautre à faire, jâobservai Nimble, le nouveau cheval de Charlie. Mon nouveau cheval à moi sâappelait Tub. Nous ne pensions pas que les chevaux eussent besoin de noms, mais ceux-ci nous avaient été donnés déjà nommés en guise de règlement partiel pour notre dernière affaire, et câétait ainsi. Nos précédents chevaux avaient été immolés par le feu  ; nous avions donc besoin de ceux-là . Il me semblait toutefois quâon aurait plutôt dû nous donner de lâargent pour que nous choisissions nous-mêmes de nouvelles montures sans histoires, sans habitudes et sans noms. Jâaimais beaucoup mon cheval précédent, et dernièrement des visions de sa mort mâavaient assailli dans mon sommeil  ; je revoyais ses jambes en feu bottant dans le vide, et ses yeux jaillissant de leurs orbites embrasées. Il pouvait parcourir cent kilomètres en une journée, telle une rafale de vent, et je nâavais jamais eu à lever la main sur lui. Lorsque je le touchais, ce nâétait que pour le caresser ou le soigner. Jâessayais de ne pas repenser à lui dans la grange en flammes, mais si la vision arrivait sans crier gare, que pouvais-je y faire  ? La santé de Tub était plutôt bonne, mais il aurait été en de meilleures mains avec un propriétaire qui lui aurait demandé moins dâefforts. Il était lourd et bas du garrot et ne pouvait parcourir plus de quatre-vingts kilomètres par jour. Jâétais souvent obligé de le cravacher, ce qui ne gêne pas certains, qui même y prennent du plaisir, mais moi je nâaimais pas le faire  ; je me disais quâaprès, Tub me trouvait cruel et pensait, Quel triste sort, quel triste sort.
Je sentis quâon me regardait et détachai mes yeux de Nimble. Charlie mâobservait de la fenêtre à lâétage, brandissant ses cinq doigts tendus. Je ne répondis pas, et il fit des grimaces pour me faire sourire  ; devant mon absence de réaction, il redevint impassible, recula et disparut de ma vue. Je savais quâil mâavait remarqué en train dâexaminer son cheval. Le matin précédent, jâavais suggéré de vendre Tub et dâacheter un autre cheval à deux, et il avait volontiers acquiescé à la proposition, mais plus tard, pendant le déjeuner, il avait dit quâil valait mieux attendre de terminer notre nouvelle affaire, ce qui nâétait pas logique parce que le problème, avec Tub, câétait quâil risquait dâentraver le bon déroulement de ladite affaire, et donc ne valait-il pas mieux le remplacer au préalable  ? Charlie avait des traces de gras dans la moustache, et il avait dit, «  Ãa vaudra mieux après, Eli.  » Il nâavait rien à reprocher à Nimble, qui était aussi bon voire meilleur que son cheval précédent qui nâavait pas de nom. Il faut dire aussi quâil avait eu tout le temps de choisir entre les deux bêtes parce quâà ce moment-là jâétais cloué au lit en train de me remettre dâune blessure à la jambe. Je nâaimais pas Tub, mais mon frère était satisfait de Nimble. Tel était le problème avec les chevaux.
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Charlie monta sur Nimble et nous partîmes en direction du Pig-King. Nous étions de retour à Oregon City après seulement deux mois dâabsence, et pourtant je remarquai que cinq nouveaux commerces, qui tous semblaient prospères, sâétaient installés dans la rue principale. «  Quelle espèce ingénieuse  », dis-je à Charlie, qui ne me répondit pas. Nous nous assîmes à une table au fond du King et on nous apporta notre bouteille et deux verres. Charlie me servit à boire. Dâhabitude, entre nous, chacun se sert, donc je mâattendais à ce quâil mâannonce une mauvaise nouvelle  : «  Câest moi qui vais diriger les opérations ce coup-ci, Eli.
â Qui a décidé ça  ?
â Le Commodore.  »
Jâavalai mon eau-de-vie. «  Ce qui veut dire  ?
â Que câest moi qui
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