Alias Caracalla
ensommeillé ? Une nouvelle fois, je passe sur écoute. Stupeur : faiblement,
mais distinctement, la Station me répond. Instant
prodigieux : je suis au « front », aux côtés des combattants de tous les pays. La guerre commence enfin.
Dans l’allégresse, je passe mes câbles et en reçois
un de Londres. Peut-être suis-je en communication
avec mon ancien instructeur… Pendant que je transcris la suite de sons irréguliers, je suis transporté à
Thame Park. Je revois le plateau avec le thé au lait,
que les Anglais nous servaient tous les jours à
10 heures durant la pause, et me souviens des quolibets avec lesquels nous accueillions ce breuvage
douceâtre.
C’est alors que j’entends à regret le signal annonçant la fin de la vacation.
Je m’arrache à ce trouble incongru : la journée n’est
pas finie. Je dois décoder le télégramme reçu et l’ajouter au courrier de * Rex. En son absence, Raymond
Fassin a été désigné comme représentant de la France
libre. Il centralise toutes les opérations aériennes et
a autorité sur tous les agents du BCRA. De son côté,
Georges Bidault est responsable des questions politiques et du renseignement. Je dois le rencontrer
tous les jours.
Jeudi 15 octobre 1942
Grèves en banlieue
Bidault m’annonce que des grèves ont éclaté hier
dans la banlieue de Lyon : aucun train n’est parti de
la gare Saint-Paul, et les grèves s’étendent aux ateliers d’Oullins, ainsi qu’au dépôt des machines de la
Mouche. Elles ont été provoquées par l’affichage
d’une liste d’ouvriers réquisitionnés pour partir
travailler en Allemagne. Bidault me confie le câble
annonçant cette extraordinaire information, que je
transmets aussitôt à Maurice de Cheveigné.
La grève s’étend aujourd’hui hors de Lyon. Bidault
souhaite rencontrer Morandat pour connaître la position du MOF (Mouvement ouvrier français) afin de
diffuser ses consignes dans la presse clandestine et
à la BBC. Malheureusement, je suis sans nouvelles
de lui depuis quelques jours. Compte tenu de la gravité de la situation, Bidault me demande de tenter
de le joindre immédiatement. Il insiste également
pour que je demande à * Rex de rentrer d’urgence à
Lyon. Je lui explique qu’il attend son départ pourLondres depuis des semaines et qu’il ne peut négliger ce dernier espoir.
Tout à son projet, Bidault ne m’écoute pas. Au
contraire, il cherche à me convaincre de la gravité
des événements. Les grèves prennent un tour insurrectionnel à la suite des arrestations de nombreux
ouvriers. L’absence de mot d’ordre de la part des
mouvements est périlleuse pour les grévistes, d’autant
que les chefs sont absents (Frenay et d’Astier sont à
Londres depuis un mois).
Plus encore, le silence de la France libre, à laquelle
Bidault expédie chaque jour des câbles que je dépose
chez Brault, l’alarme. Je suis surpris de son inquiétude, car je suis plutôt réconforté par la réaction
des cheminots : ne révèle-t-elle pas que les Français
refusent collectivement la politique d’esclavage de
Vichy ?
J’espère une insurrection. Bidault ne partage pas
mon point de vue : « La Libération n’est pas pour
demain, et le rapport de force joue contre nous.
Tout va à vau-l’eau. Si cette manifestation n’est pas
contrôlée, elle peut finir en carnage. Il ne faut jamais
abandonner la foule à ses passions. Aucun responsable n’est à Lyon alors que les décisions à prendre
engagent l’avenir. »
Je ne suis nullement convaincu. Bidault me paraît
brusquement très vieux, pusillanime. C’est la guerre,
que diable, le temps de tous les risques ! À quoi bon
les précautions ? Il faut foncer. J’ai confiance en
l’improvisation. Tout en condamnant sa prudence, je
me garde de lui répondre. D’ailleurs, Lyon est calme.
Mon appréhension à moi est d’un autre ordre :
modifier l’emploi du temps du patron n’est pas une
mince affaire. J’ai bien sûr la possibilité technique
de le faire revenir. Mais que se passera-t-il si les événements se révèlent sans conséquence ? * Rex ne
risque-t-il pas de m’accuser de céder à la panique,
de prendre des initiatives irréfléchies ? Depuis deux
mois, il fait montre envers moi de la plus grande
courtoisie. Il est certes exigeant, ne souffre aucun
retard dans l’exécution de ses ordres, mais il n’a
jusque-là formulé aucune critique et me laisse la
liberté d’organiser mon
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