Alias Caracalla
la plus forte, celle d’une
attente enfin comblée et réclamant des détails. Nous
marchons le long du quai afin d’éviter les éventuels
excès de langage au restaurant. Cheveigné n’en
sait malheureusement pas beaucoup plus. La radio
a seulement annoncé que l’armée de Vichy se battait sur les plages afin de rejeter les Américains à
la mer…
Nous nous dirigeons vers le restaurant. Dès l’entrée,
nous sommes rassurés : tout le monde est hilare et,
d’une table à l’autre, on ne parle que de ça. Malgrétout, afin d’éviter toute imprudence, nous écoutons
sans mot dire. Après un moment, notre bonheur
l’emporte, et nous cédons à la joie collective, communiant avec les plus exaltés dans l’idée qu’un
débarquement aurait lieu ce soir même en France.
Nous sommes certains que l’armée d’armistice se
prépare à envahir la zone occupée : nous l’imaginons
même en route pour Paris. Emportés par l’allégresse générale, nous divaguons.
Peu à peu, je me calme. Il me semble plus raisonnable de croire que le Débarquement aura lieu prochainement sur les côtes de la Manche : l’opération
des commandos à Dieppe, il y a quelques semaines, n’en était-elle pas le signe précurseur ? Nous
le croyons tous, à l’exception notable de * Rex.
Cheveigné, quant à lui, opte pour le Sud, avec un
argument de bon sens : la flotte française est concentrée à Toulon, attendant le signal pour écraser les
Boches. * Lorrain lui-même m’a affirmé que c’est là
que serait porté le coup décisif : les Américains y
débarqueront pendant que notre marine, soutenue
par l’armée d’armistice, attaquera les Italiens. J’oublie
qu’en ce moment même elle se bat férocement contre
les Alliés.
Cheveigné ignore tout de l’Armée secrète. Je me
garde de lui révéler l’inanité de ces bandes inorganisées et désarmées. Ces informations relèvent de
ma fonction, et, en dépit de notre amitié, la frontière
est infranchissable, même aujourd’hui.
Quelle que soit la suite des événements, il est
essentiel que * Rex soit en contact rapide et permanent
avec le BCRA. À son retour, il aura certainement descâbles à expédier. Je fixe donc à Cheveigné un
rendez-vous ce soir, à 11 heures, avec * Germain.
J’examine ensuite avec ce dernier la possibilité
de doubler la liaison quotidienne avec Briant (à
Clermont-Ferrand) en envoyant un courrier supplémentaire : les événements nous imposent d’expédier
et recevoir rapidement la masse des câbles qu’ils
suscitent. Je demande à * Germain de dîner dans un
restaurant où je pourrai le rejoindre à une heure
tardive afin qu’il porte à Cheveigné les câbles que
je lui remettrai. Soupant moi-même avec Bidault et
*Rex, j’ignore à quelle heure je serai libre.
Rentré chez moi, je dépouille le courrier que
*Germain m’a remis et rédige quelques réponses
avant de rejoindre * Rex à Perrache.
Avec Cheveigné, nous nous sommes comportés ce
matin comme si les Américains étaient déjà à Lyon.
En attendant * Rex à la gare, je suis dégrisé. Je me
souviens des pataquès télégraphiques concernant la
préparation des manifestations du 11 Novembre et
reprends pied. J’ai un peu trop tendance à parer l’avenir des perfections dont le présent est dépourvu.
Je suis vaguement inquiet de ne pas avoir pris
au sérieux l’information sensationnelle de * Lorrain :
n’aurais-je pas dû organiser un rendez-vous avec
*Rex dès son arrivée à Perrache ? Perdu dans mes
pensées, je manque de le rater à la sortie de la gare.
Le froid s’abat comme un fauve sur la région. * Rex
a revêtu sa canadienne et son béret : parmi la foule
des voyageurs, je mets du temps à le reconnaître.
Comme nous entrons dans un café des alentours, il me dit, rayonnant : « Préparons la prochaineétape. » Quand je l’informe du rendez-vous réclamé
par * Lorrain, sa réplique est cinglante : « Son colonel aurait pu faire cette offre plus tôt ! Si ses supérieurs, au lieu de nous ignorer et même de nous
combattre, avaient rallié le Général, l’Armée secrète
serait aujourd’hui opérationnelle. Peut-être ont-ils compris leur conduite criminelle et vont-ils se
racheter ? »
Il ajoute, sévère, à mon endroit : « Lorsque des
responsables vous demandent un rendez-vous urgent
avec moi, vous devez bouleverser mon agenda.
Nous sommes en guerre : vous devez comprendre la
gravité de notre
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