Alias Caracalla
Quelques-uns de mes camarades agitent les bras
en un amical adieu. Je croyais mes parents déjà
loin, et je suis pétrifié par cette vision imprévue.
Le bateau glisse devant eux. Je demeure immobile, les dévorant des yeux. Incapable de prononcer
un mot ou de faire un geste, après les avoir dépassés je tourne la tête pour les contempler, une fois
encore. C’est alors que ma mère tend sa main vers
moi et agite le petit mouchoir avec lequel, par instants, elle essuie ses yeux.
Tandis que le bateau entre en pleine mer, je vois
au loin sa tête s’affaisser sur l’épaule de mon beau-père, qui se confond avec elle.
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1 . Rédigée la veille, une note en deuxième page mettait en garde :
« Pas de paix séparée. » « Dans les milieux français on dément
l’information selon laquelle l’agence Havas aurait annoncé que la
France aurait demandé à l’Allemagne de lui faire connaître ses
conditions d’armistice. Cette information avait été publiée par une
agence de presse américaine, mais il y a tout lieu de croire qu’elle
est d’origine allemande. D’autre part, on dément à Londres les
rumeurs selon lesquelles la France envisagerait une paix séparée. Ce sont là des rumeurs complètement fausses et dénuées
de tout fondement. Dans les milieux informés de Londres on tient
à souligner que ces rumeurs ne sont pas de source anglaise, mais
ont pour origine les États-Unis, sous forme de dépêches de Londres
et mises en circulation par la propagande allemande. »
2 . Roger Martin du Gard, Les Thibault , t. VII, « l’été 1914 »,
Gallimard, 1936. Jacques et Jenny, les héros du livre, révèlent leur
amour le jour de la déclaration de guerre, le 3 août 1914. Jacques,
après avoir fait un enfant à Jenny, meurt en lançant des tracts
pacifistes au-dessus des lignes.
3 . Le texte parut dans L’Indépendant des 20 et 21 juin 1940. Le
Patriote s’abstint.
4 . Un exemplaire que j’ai conservé montre effectivement le mot
« vendredi » rayé, avec, au crayon, le mot « ce » le remplaçant
devant « soir ».
5 . Il m’avait succédé à la tête du cercle Charles-Maurras.
6 . Il ne put venir et ne quitta pas la France. Je le revis à
Toulouse, en septembre 1942 (cf. infra , p. 441).
II
LONDRES
II
REFUSER L’ESCLAVAGE
21 juin-2 juillet 1940
Vendredi 21 juin 1940
En mer
La « barre » franchie, le navire accélère vers le
grand large. Accoudé au bastingage, je regarde la côte
s’éloigner. Bientôt, elle n’est plus qu’une découpe
bleutée à l’horizon qui emporte mon enfance.
Soudain, les machines s’arrêtent. Lentement, le
navire s’immobilise ; un silence étrange succède
aux lourdes vibrations. Aucune explication ne nous
est donnée. Serrés les uns contre les autres sur le
pont, nous attendons impatiemment qu’il poursuive
sa route et s’éloigne de Bayonne, sans doute déjà
occupée par lesAllemands 1 .
Avant de descendre dans la cale, je prononce quelques mots à l’adresse de mes camarades inconnus.
Je termine par un de ces coups de clairon patriotiques dont j’ai pris l’habitude au cercle : « Dans cette
guerre, tant que nous combattrons, rien n’est perdu
pour la France. »
Cullier de Labadie, comme la veille, manifeste sonironie : « Si la France est sauvée, ce ne sera pas par
nous. » Je ne réponds rien. Pourquoi est-il là ?
Je descends dans la cale prendre mon cahier et
remonte sur le pont. Assis sur un tas de cordages à
la proue, les yeux au raz du bastingage, j’assiste à
l’immersion crépusculaire de la côte, qui se confond
maintenant avec le ciel. Pourquoi restons-nous si
proches du rivage, à portée du phare de Biarritz, dont
le faisceau lumineux brusquement allumé nous désigne à la vindicte des Boches ? Sommes-nous en
panne ?
Tout va très vite dans ma tête, une question chassant l’autre. Pense-t-elle à moi ? A-t-elle lu ma lettre,
aveu d’un éternel amour ? M’attendra-t-elle jusqu’au
retour ?
J’ouvre mon cahier. La dernière note, interrompue
brusquement, date du 14 juin. À la suite, j’écris au
crayon :
Vendredi 21 juin, sur le Léopold II , 9 heures .
La mer s’est assagie. Le vent fouette mon visage.
Soir de marine d’une poésie sobre, presque sombre. Les Allemands sont à Bayonne. Depuis hier
nous attendons impatiemment de partir vers un
pays où l’on se bat. De tous
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