Alias Caracalla
sans me retourner, pendant
que ma mère, d’une voix chaude et caressante,s’inquiète une dernière fois : « Surtout, couvre-toi
bien, Dany… »
Les amarres arrière sont déjà larguées et la passerelle remontée. Sur le pont, nous observons la
manœuvre tandis qu’après un dernier signe de ma
mère mes parents montent dans la voiture, qui
démarre. Aujourd’hui, ce n’est plus l’élégance de ma
mère qui me fait honte, mais sa tendresse démonstrative. Sur le morceau de papier que mon beau-père m’a glissé, il a griffonné : « Tu te souviens :
Bicot ? » En un éclair, je revois la scène.
J’avais six ans, cela se passait dans le fumoir,
chez ma grand-mère Gauthier. C’était la première
fois que Charly, mon futur beau-père, venait à la maison afin d’être présenté par ma mère à ses parents.
J’ignorais tout de cette affaire, mais je sentais bien
que cette visite avait quelque chose de singulier et
que lui ne ressemblait à aucun des amis qui, tous
les jours, déjeunaient ou dînaient chez nous.
Tandis que mes grands-parents prenaient le café,
mon beau-père était assis sur le canapé. Installé sur
le tapis, je feuilletais un livre.
Charly se pencha vers moi et me demanda gentiment :
« Qu’est-ce que tu lis de beau ?
— C’est Bicot.
— Qui est-ce ?
— Comment, tu ne connais pas Bicot ? Mais alors,
tu connais rien ! »
Au milieu des rires, Charly me prit sur ses genoux :
« Eh bien, tu vas m’expliquer Bicot. » Conquis par
cet intérêt soudain, je lui racontai les aventures des
Rantanplan, cent fois lues par ma grand-mère et
que je connaissais par cœur. Avec un émerveillement marqué, il écouta mes récits enthousiastes.
« C’est très bien. Tu seras un grand avocat. » Ravi
de ce mot que je connaissais — depuis le divorce de
ma mère, les procès se succédaient et les avocats
encombraient notre vie —, je rejoignis ma gouvernante pour lui annoncer cette prédiction flatteuse.
Les machines se mettent en route avec un bruit
sourd. À l’avant, un marin déroule la dernière amarre
lorsque, sur le quai désert, une grosse voiture américaine arrive en trombe. Elle stoppe brusquement
à la hauteur de la proue : quatre soldats belges bondissent avec leurs sacs et leurs fusils. Laissant les
portières ouvertes, ils desserrent le frein et poussent
la voiture dans le fleuve, en contrebas. Après quoi,
le premier d’entre eux entreprend de monter à bord à
l’aide du dernier filin encore amarré. En surplomb, le
capitaine hurle : « Ne montez pas ! Je vous interdis ! »
N’en faisant qu’à leur tête, les quatre hommes se
hissent à bord les uns après les autres. À l’instant où
le quatrième saute sur le pont, la dernière amarre est
larguée. Le navire s’éloigne lentement du quai par
l’arrière, dérivant vers le milieu du fleuve.
La vue sur Bayonne, avec la citadelle de Saint-Esprit, les flèches de la cathédrale, la masse indistincte des immeubles composant un paysage immuable,
est baignée de la lumière chaude et radieuse des
vacances d’autrefois.
Nous avançons doucement, portés par le courant
de l’Adour. Sur la rive droite apparaît le Boucau,
encombré d’usines, dont les hautes cheminées en
brique rose se détachent sur l’azur. Quelques cargos
débarquent du minerai à l’aide de tapis roulants,tandis que sur les quais de gros camions circulent
dans un nuage de poussière. L’atmosphère résonne
d’une rumeur indistincte de ferraille broyée, de rails
écrasés. Des jets de vapeur déchirent l’air d’appels
stridents. Depuis toujours, le Boucau bruisse de la
sorte. Aujourd’hui comme hier, des hommes poursuivent leurs tâches, hors du temps.
Sur la rive gauche, la masse sombre de la forêt de
Chiberta apparaît, tachée par endroits de somptueuses villas blanches bordant le golf. Plus loin,
nous passons devant le sémaphore au pied duquel
commence la jetée. Des phares réglementaires balisent la sortie du fleuve.
Alors que des mouettes tourbillonnent au-dessus
du navire, les dunes sauvages d’Anglet surgissent à
bâbord. Au loin, la plage de la Chambre d’amour :
je la contemple intensément jusqu’à la pointe Saint-Martin, où se dresse l’immense phare de Biarritz,
encore éteint.
Soudain, sur la jetée que nous longeons, j’aperçois,
à quelques mètres de moi, ma mère et mon beau-père, serrés l’un contre l’autre. Je suis à portée de
voix.
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