Alias Caracalla
cons. »
Dimanche 23 juin 1940
Compas faussé
Je suis réveillé par les mouvements saccadés du
bateau. Dans la cale, nous roulons en tous sens. Que
se passe-t-il encore ? Sur le pont, le spectacle est
prodigieux : la proue du navire s’enfonce dans des
vagues immenses qui jaillissent en gerbes avant de
s’abattre sur le pont.
Je descends revêtir mon imperméable, puis
remonte sur la passerelle.
Presque tous mes camarades ont le mal de mer.
Je suis désolé de les voir dans cet état. À l’inverse,
j’éprouve un bien-être surprenant dans le déchaînement des éléments. La nature, aujourd’hui, est à
l’unisson des hommes. Elle fabrique un cadre dramatique à la catastrophe qui nous arrache à notre
patrie. Rappel salutaire : jusque-là, notre fuite ressemblait à un départ en vacances. Tout n’a-t-il pas
été trop facile ?
En fin de matinée, Roy me signale un garçon
n’appartenant pas à notre bande. Il est sur le pont,
victime lui aussi du mal de mer. Nous allons vers
lui. Vêtu d’un costume noir froissé, son visage barbouillé de cambouis, il a un aspect misérable.
André Gheeraert est sténodactylo. Il a dix-sept ans.
Ayant fui Amiens à l’arrivée des Allemands, il a traversé la France. Entraîné par la foule des réfugiés,
il est arrivé la veille de notre départ, sans argent, eta obtenu de s’embarquer sur le Léopold II à condition de travailler à la chaudière. Après deux jours
d’une besogne ingrate, aggravée par le mal de mer,
il est épuisé. J’explique son cas à mes camarades, et
tout le monde l’accueille dans la cale en partageant
nos provisions.
Après le déjeuner, je remonte à l’air libre et
demeure seul tout l’après-midi.
Une fois de plus, le remords me ronge : si je m’étais
engagé dès septembre 1939, la France aurait gagné.
Malgré mon départ, cette mauvaise conscience persiste : je dois me « racheter ». L’exil incarne le premier acte de ma pénitence.
À la réflexion, je ne regrette pas l’Afrique du Nord.
À Londres, je retrouverai Maurras et l’équipe de L’Action française . Leur présence en Angleterre facilitera mon projet de journal pour les jeunes : c’est
l’occasion ou jamais.
De temps à autre, un marin passe devant moi.
L’un d’eux s’arrête : « Le capitaine vous demande. »
M’accrochant à l’échelle, je monte vers le poste de
pilotage. « Nous sommes en retard. Nous n’arriverons que demain. » La tempête en est-elle la cause ?
« En faisant le point pour établir notre position,
j’ai découvert que nous faisions route vers l’Amérique.
Un des soldats belges a installé son fusil-mitrailleur
sur le toit du poste de pilotage pour défendre le
bateau en cas d’attaque aérienne. Depuis le départ,
le compas est faussé. J’ai rectifié le cap, et nous marchons désormais droit au nord. Nous arriverons à la
pointe de la Cornouailles. Bonsoir. »
En redescendant, je rencontre Christian Berntsen,grand jeune homme dégingandé que j’ai appris à
connaître. Son élégance raffinée, sa gentillesse et son
humour me séduisent. D’origine danoise, il est né à
Paris d’un père diplomate et a beaucoup voyagé.
Rien ne l’étonne. J’envie son flegme. En sa compagnie, j’ai l’impression d’effectuer une croisière de
luxe.
Je lui répète l’information du capitaine, qui me
semble inouïe. Berntsen, flegmatique, me regarde :
« Eh oui, ce sont des choses qui arrivent. » Heureusement, d’autres garçons partagent ma perplexité
lorsque je leur annonce que nous avons failli débarquer à New York.
Lundi 24 juin 1940
Signature de l’armistice
Noté dans mon cahier :
24 juin. Temps de victoire, mer d’un bleu insaisissable. Au loin, dans une buée d’espoir : la terre.
Après la journée d’hier, si sombre pour les estomacs, c’est une résurrection. Hier soir, nous étions
cinq à dîner, ce matin nous étions quinze, et maintenant nous sommes dix-sept, au complet, pour
chanter à plein cœur les refrains de la France.
Au départ, je ne connaissais que mes camarades
de l’Action française. Au cours du voyage, j’ai fait
connaissance avec les autres.
Cullier de Labadie m’intrigue. J’ai dit notre rencontre après la réunion de l’hôtel de ville. Sa viveintelligence, assortie d’une ironie désabusée, m’avait
agacé. En conversant avec lui sur le bateau, je
découvre sa réserve mystérieuse, sa finesse de
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