Alias Caracalla
côtés, témoignages
innombrables de sympathie. Nous sommes dix-sept jeunes qui partent pleins de l’espoir de vaincre. Quand reviendrons-nous ?
Étreinte de l’adieu, et longtemps les mouchoirs,
les bras s’agitent jusqu’à ne plus apercevoir qu’un
liséré de terre, de sable, de verdure.
La grande aventure.
Est-ce le vent du large, le roulis du bateau ? Une
torpeur m’envahit. Je descends dans la cale, où plusieurs de mes camarades dorment déjà. Grâce à ma
lampe électrique, je trouve ma valise, dont je tire mon
imperméable, que j’étends sur le maïs. M’allongeant
à mon tour, je sens le grain mouler voluptueusement mon corps et sombre dans l’inconscience.
Samedi 22 juin 1940
Changement de cap
Ce matin, quittant la cale obscure pour rejoindre
le pont, je suis surpris par la lumière éblouissante.
Des grappes de passagers dorment à même le pont,
à l’avant du navire. J’avise un robinet et fais une toilette rapide sans oublier de me raser. Redescendu
dans la cale, je déjeune de pain et de saucisson, le tout
arrosé d’eau minérale. Je note dans mon cahier :
22 juin. Sur les feuillets apparaît devant moi
votre sourire. Nous nous sommes séparés à dix-sept et dix-neuf ans. Quand nous reverrons-nous ?
Nous reconnaîtrons-nous ?
Un marin me hèle du pont supérieur et me fait
signe de monter. Il me conduit à la cabine du capitaine. Moins agressif que la veille, celui-ci me salue :
« Vous pouvez dire à vos camarades que j’ai décidé
de rejoindre l’Angleterre. J’espère y arriver avant les
Allemands. » Sans plus d’explication. Je redescends
dans la cale pour annoncer cette nouvelle décevante.
J’ai la tête en feu. Nous sommes partis rejoindre
l’armée française en Afrique du Nord. Cette subite
destination ruine nos projets. Que faire là-bas ? Quitrouverons-nous ? Les rescapés de Dunkerque ? Ne
sont-ils pas déjà rentrés en France ? À défaut de
l’armée française, serons-nous acceptés dans l’armée
britannique ou, mieux, canadienne ? Après la trahison de Pétain, ne nous jetteront-ils pas à la mer ?
Christian Roy se veut rassurant : « T’en fais pas,
quand nous serons en Grande-Bretagne, nous trouverons un bateau pour l’Afrique du Nord. L’important est d’échapper aux Boches pour continuer la
guerre. »
Je suis surpris par l’absence d’intérêt de tous pour
notre changement de cap. Sans le moindre trouble,
mes camarades continuent de jouer aux cartes ou
de préparer le déjeuner.
Durant la journée, nous déambulons sur le pont.
Notre groupe se forme ou se disloque au hasard des
affinités et des conversations. Je parle avec Joseph
Laborde, qui est mécanicien aux TPR et connaît mon
beau-père. Que dire si ce n’est épiloguer sur la défaite
qui nous réunit ? J’accuse violemment la République
et le Front populaire. Stupeur : il les défend. « Je
suis socialiste, dit-il fièrement, et même faucon
rouge. »
À l’exception d’André Marmissolle, je n’ai fréquenté
aucun marxiste. Que ce garçon quitte la France pour
lutter contre les Boches me surprend. Pourquoi veut-il défendre son pays, puisque l’Internationale exige
la ruine des patries ?
J’écoute sa réponse avec intérêt : il souhaite combattre les fascistes et les nazis, tueurs de liberté,
comme l’ont fait en Espagne les Brigades internationales, avant-garde du prolétariat. « Notre seul espoir,
dit-il, est de les détruire. » Je suis moi aussi contre
Hitler et le nazisme, mais, en dépit de la « trahison »
de Mussolini (qui a déclaré la guerre à la France enpleine déroute, le 10 juin 1940), je suis en désaccord avec Laborde sur sa condamnation du fascisme.
J’écoute toutefois ce garçon sympathique — ce
n’est pas un intellectuel, comme Marmissolle —
défendre sa cause avec une conviction forgée par
l’expérience de la vie. Je remarque que nous sommes très proches sur certains sujets. Par exemple, je
partage sa condamnation de l’inégalité sociale, qui
m’a révolté lors de mon stage dans les ateliers de
mon beau-père. Comment ne pas le suivre dans sa
défense des travailleurs et dans la transformation de
leur condition ? En l’écoutant, il me semble mieux
comprendre la révolte des « misérables ». Avec
Laborde, elle s’incarne dans une présence criant
l’injustice de la condition ouvrière. Avec André
Marmissolle, l’intelligence la transforme en
Weitere Kostenlose Bücher