Alias Caracalla
exacerbé les tensions de l’après-midi.
Il n’attend pas de commander le dîner : « Comment
avoir moins de sens politique que cet homme ! Il se
prend pour un fin stratège parce qu’il a découvert le
mot “révolution”, dont par ailleurs il ignore la réalité. La Résistance n’arrive pas à s’organiser. Même
son armée, dont il est si fier, n’est qu’une troupe de
papier… »
Après un instant, il reprend : « Il ne comprend
rien à l’affaire Giraud. Il s’imagine qu’à lui seul il le
convaincra de rallier le Général et de rétablir la
République ! Depuis l’unité des mouvements et sa
nomination aux Affaires militaires, il se prend pour
le chef de la Grande Armée. »
Au bout d’un moment, il semble se calmer : « La
clandestinité ne prépare guère à une carrière de tribun. La résistance des chefs se précipite au-devant
de grandes déceptions. Je crois ne pas me tromper
en disant que * Charvet fera peur aux électeurs : il
est trop catégorique et dominateur. »
Le contrôle de soi qu’il a affiché au cours de la
réunion, masquait une tempête intérieure. Au cours
du dîner, il réitère les consignes qu’il m’a donnéesavant le faux départ de janvier. La radio l’inquiète.
Il répète l’ordre de maintenir à tout prix une liaison
quotidienne avec Londres.
Il me regarde. Mon visage reflète sans doute la
pensée que je n’ose formuler : « Je veux bien, mais
c’est impossible. Le seul radio qui vous reste est
*Salm.W [Cheveigné]. » Comme il me questionne, je
ne peux que lui répéter les explications que je formule depuis des mois : nous manquons de postes,
de quartz et de radios formés. « J’en parlerai là-bas.
En attendant, débrouillez-vous ! »
Changeant de sujet, * Rex aborde les questions
financières. Il m’indique les budgets à distribuer,
selon une liste qu’il griffonne sur un coin de nappe.
« J’ignore la somme que vous recevrez lors de cette
lune ni si elle correspondra au budget que j’ai
demandé. Lorsque * Sif [Fassin] ou * Kim [Schmidt]
vous la remettront, faites les comptes. Retirez d’abord
4 millions, que vous garderez en réserve : mettez-les
en sûreté. S’il reste une somme suffisante, vous
réglerez les mouvements selon les nouveaux montants que voici. Sinon, vous distribuerez un budget
identique à celui de janvier. Si les fonds que vous
recevrez sont moins importants, diminuez chaque
mouvement d’un pourcentage égal afin d’avoir suffisamment d’argent pour tout le monde. »
« À ce propos, ajoute-t-il, * Claude 19 m’a demandé
un rendez-vous. Je ne veux le voir à aucun prix.
C’est un héritage de * Léo [Morandat]. Vous lui verserez son budget, mais c’est un intrigant. Examinez
ses propositions : ce sont toujours des offres de service pour des affaires mirobolantes et louches.
Méfiez-vous, il va essayer de vous entortiller. »
À la fin du repas, il griffonne à nouveau sur un
papier qu’il a sorti de sa veste. C’est une liste d’une
dizaine de noms, accompagnés de pseudonymes
inconnus. « J’ignore la situation à Londres. Si vous
avez besoin de me communiquer des informations
confidentielles, utilisez ces pseudos, que nous sommes seuls à connaître. Je ferai de même si j’ai un
message important à vous communiquer. »
Je lis dans l’ordre :
Rex = Richelieu ; Alain = Talleyrand ; Frédéric
= d’Assas ; Brumaire = Marat ; Roussin [Bidault]
= Pelletier ; Combat = Navet ; Libération = Chou-Fleur ; Franc-Tireur = Candide ; Salm = Dandy 20 .
Je ne sais ce qui me fait le plus plaisir : qu’il me
juge digne d’un tel secret ou qu’il me gratifie du nom
d’un personnage mythique. Mon rôle auprès de lui
aurait-il l’importance que j’attribue à l’ex-évêque
machiavélique ?
Comme presque tous les soirs, nous traversons
Lyon jusqu’au pont de la Guillotière. Au moment de
nous séparer, il me serre la main : « Soyez sage ! »
Vendredi 12 février 1943
Déjeuner avec un inconnu célèbre
Relevant ma boîte une dernière fois, hier, j’ai
trouvé un billet de Bidault : « Demain 12, à 12 heures, rendez-vous devant la gare des Brotteaux. »
Heureusement, à cause du départ de * Rex sur le terrain, j’ai supprimé mes déjeuners afin d’être libre
pour toute éventualité.
À l’entrée de la gare, je vois arriver Bidault la mine
réjouie, ses éternels journaux sous le bras. « Je vous
ai
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