Alias Caracalla
Montaut est arrivé, à 7 heures, à la station
de métro Grenelle, il a aperçu au loin * Mec, qui,
cerné par des hommes en civil, se débattait. Soudain, il le vit s’écrouler : il venait d’avaler sa pilule
de cyanure ! Montaut, n’ayant aucun autre contact
à Paris, alla se réfugier dans sa famille à Pau, où,
grâce à des relations à la mairie, sa situation put
être régularisée. Il dut toutefois effectuer son service dans les chantiers de jeunesse.
Pendant le dîner, je l’observe : il n’a pas changé. Il
est toujours d’une gaieté insouciante, tempérée par
un regard noir et velouté qui fait toute sa séduction.
Il me raconte son aventure avec une simplicité
amusée : pour lui, elle n’a rien d’extraordinaire.
Je ne résiste pas à la curiosité : comment va ma
mère ? Quand il a revu mes parents, en mai 1942,
ils étaient sans nouvelles de moi depuis longtemps.
Pour les rassurer, il leur avait masqué la vérité : j’étais
toujours en Angleterre, j’avais trouvé un poste dans
des bureaux à Londres.
« Pourquoi ne nous écrit-il pas ? avait demandé
ma mère.
— C’est interdit dans les services secrets.
— Mais Londres est bombardée !
— Non : c’est de la propagande des Boches. Il est
à l’abri, ne vous inquiétez pas. »
À un moment donné, mon beau-père lui avait
dit : « C’est curieux ; ça ne lui ressemble pas de travailler dans un bureau.
— Ce sont les hasards de la guerre. On l’a nommé
dans ce service ; c’est un soldat, il obéit. »
Je suis bouleversé par ses confidences, comme je
l’ai été avec Blanquat il y a six mois.
À son tour, Montaut m’interroge sur nos camarades. En dépit du secret, je lui révèle les noms de
ceux qui travaillent avec moi, Fassin et Schmidt, et
lui annonce l’arrestation de trois camarades
d’Angleterre : Brault, Holley et Loncle.
Ça ne le décourage pas : il est venu pour combattre et n’a qu’un seul désir, reprendre sa mission
interrompue depuis dix mois. « Ne t’inquiète pas,
lui dis-je. Dès demain tu seras au travail. »
Vendredi 5 mars 1943
État « insurrectionnel »
Autant l’enquête sur les représentants des partis
au Conseil de la Résistance est stimulante, autant la
décision de * Rex de ne pas augmenter le budget des
mouvements aiguise les conflits.
Depuis plusieurs jours, Fassin, * Sif.W et Schmidt
m’informent des départs de plus en plus massifs
de jeunes requis vers les montagnes (Savoie, Haute-Savoie, etc.), à la suite de la promulgation, le
16 février, du STO.
Farge lui-même me l’a rappelé hier : les chefs
des mouvements prennent conscience de la fouledes jeunes qui refusent la loi de Vichy et des possibilités offertes par cette masse informe.
Le premier chef qui répond à mon billet est
d’Astier de La Vigerie. Il me désigne un lieu loin du
centre et compliqué d’accès. Dès le premier mot, il
comprend l’importance de la décision de * Rex et me
coupe la parole. Grand, racé, il est empreint d’une
grâce nonchalante dont il use en habile stratège. Je
me demande toujours durant nos rencontres si
même il me voit, tant j’ai la sensation en le quittant
de ne pas exister à ses yeux.
« Dans les circonstances où nous sommes, me dit-il,
c’est un crime, il n’y a pas d’autre mot. La France est
en état d’insurrection et les Alliés vont débarquer ;
nous avons besoin de tout, d’argent, d’armes, et
*Rex coupe les vivres ! C’est trop : je vais demander
à de Gaulle qu’on en finisse avec cette incompétence ! » Craint-il de dire devant moi « son incompétence » ?
Il me remet le texte d’un câble adressé à * Rex sur
l’état insurrectionnel :
Situation grave pays vidé rapidement hommes
— Seul salut résistance totale — Mettons tout en
œuvre mais souhaitons votre retour rapide avec
moyens argent et promesses concrètes armes
— Pays mûr je dis bien mûr pour résistance violente si soutenu mot d’ordre précis […] prochaine
libération — Organisation en groupes francs des
récalcitrants à la déportation — Laisser faire
déportation fait jeu communisme.
Il a rédigé un autre télégramme adressé au général de Gaulle :
Tout délai à aider mouvements à former réduits
et assister réfractaires désorganisera résistance,
déconsidérera FFC [Forces françaises combattantes] et entraînera lutte intérieure. Stop. Dans ce cas
pays vidé ne
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