Alias Caracalla
Raymond
Aubrac, Pascal Copeau et Yves Farge entourés
d’inconnus. Combien sont-ils ? Une dizaine ou plus.
C’est une des réunions les plus nombreuses à laquelle
je participe. Je ne suis guère rassuré. Le pire est le
bruit : tout le monde parle en même temps.
L’appartement occupe tout l’étage, et l’immeuble,
sans concierge, abrite des bureaux mêlés à quelques
appartements ; comment les locataires du dessous
vont-ils interpréter ce tapage ? Et en bas, dans la rue,
au milieu du silence de la nuit, les passants ne vont-ils
pas donner l’alerte ?
Copeau réclame le silence et s’adresse à moi :
« Nous t’avons convoqué parce que la situation est
grave. » Bien que je sois le plus jeune, je ne suis
guère impressionné par ce préambule : depuis trois
semaines, c’est le slogan des résistants, et je viens
de faire mes classes avec les chefs. De plus, Copeau
et Farge sont des amis.
« En Savoie, poursuit Copeau, il y a plus d’un millier de jeunes réfractaires dans la nature. Ils ontquitté leurs familles sans rien et vivent dehors par
une température rigoureuse, sans ravitaillement, et
surtout sans armes. Il faut que les Anglais interviennent immédiatement pour éviter une catastrophe.
Il serait criminel d’abandonner nos camarades. Tu
dois envoyer un câble à * Rex pour réclamer des
parachutages immédiats de couvertures et d’armes.
Demain matin, tu nous apporteras des cartes d’alimentation et des tampons pour établir de fausses
cartes d’identité, et surtout beaucoup d’argent. »
Je découvre qu’en présence de ses camarades,
Copeau emploie un ton bien différent de celui de nos
conversations personnelles, empreintes d’humour
et de cordialité. Même Farge n’est plus le même.
Quand il prend la parole, il se fait à son tour accusateur. D’autres inconnus interviennent, mais tout
tient en trois mots : argent, armes, immédiatement.
Je suis décontenancé par cette réunion, qui prend
l’allure d’un tribunal révolutionnaire. Seul « représentant » de Londres, que puis-je répondre ? « Je ne
peux demander directement aux Anglais d’effectuer
un parachutage. Vous savez qu’ils exigent de respecter
une procédure. * Sif [Fassin] ou * Kim [Schmidt] doivent vérifier la qualité des terrains, les faire homologuer par les Anglais et diriger eux-mêmes les
opérations de parachutage. Je vais leur en parler.
Nous examinerons ensemble ce qu’il est possible de
faire. Pour les tampons, je vais demander au service
des faux papiers ce qu’il peut vous fournir. Quant à
l’argent, je viens de distribuer 800 000 francs pour
les réfractaires : je n’ai plus rien. »
À peine ai-je achevé que des vociférations s’élèvent de toutes parts. La violence est telle que je me
sens lapidé moralement. Copeau tente d’apaiser le
tumulte.
Farge prend alors la parole : « Vous remplacez
*Rex. Vous avez le devoir et le pouvoir de faire face
à toutes les situations. * Rex nous l’a dit avant son
départ. Vous êtes un homme d’initiative et un officier des FFL, nous avons besoin de vous ; vous devez
nous aider ; ou bien vous n’avez ni imagination ni
courage. Quant à moi, je ne vous reverrai jamais ! »
Bien que j’entende des propos semblables depuis
plusieurs jours, je suis très affecté qu’ils viennent
cette fois de lui.
Apercevant une carte Michelin étalée sur la table,
je profite d’un moment d’accalmie pour demander
à Farge : « Pouvez-vous me donner les coordonnées
des terrains de parachutage ? » Il s’assoit et, aidé
d’Aubrac et de Copeau, relève les coordonnées.
Le silence qui s’ensuit est impressionnant. Il me
communique les renseignements, et Copeau me fixe
un nouveau rendez-vous : « Demain, ici, à midi, avec
les tampons et l’argent. N’oublie pas que tu n’es pas
en France pour gérer une caisse d’épargne. »
Je ne promets rien pour l’argent, mais réclame
deux jours pour les faux papiers. Nouveau brouhaha.
Nous tombons finalement d’accord pour nous revoir
le 15. Après avoir serré les mains alentour, je dégringole l’escalier. La réunion a duré plus d’une heure.
Je file rue des Augustins, toute proche, pour coder
les informations de Copeau et les communiquer à
Montaut afin de les transmettre ce soir même :
« Alain à Max — Soulèvement commence région
Évian — Grenoble nécessite larguer urgence quantité armes. » J’indique les phrases à lancer à la
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