Alias Caracalla
son regard a changé, que j’ai
peine à définir. Depuis Londres, il m’interroge fréquemment sur tel ou tel de mes interlocuteurs de la
journée ou sur la façon dont je juge la Résistance.
Plus souvent encore, il rit de mes naïvetés ou tente
d’en savoir davantage.
« Comment avez-vous trouvé * Coulanges, me dit-il.
— C’est un homme de Londres. »
L’étonnement se marque sur son visage : « Mais
moi aussi ! »
Je me récrie : « Ah non ! » Bien sûr, je parle sans
réfléchir : « C’est une expression que nous utilisions
dans les camps, avec mes camarades de juin 1940 :
nous étions des “soldats”, eux des “bureaucrates”.
Comme * Coulanges, ils sont très vieux.
— Vous me trouvez vieux, moi aussi ?
— Non ! Vous, vous êtes… le patron. »
C’est la première fois que je prononce ce mot
devant lui. Il rit de bon cœur. Je poursuis : « Vous
êtes très jeune d’esprit : la vie vous amuse. »
Il se fait grave : « Mais la Résistance est une tragédie.
— C’est vrai, mais par votre exemple, votre allant,
vous nous libérez de notre exil.
— Rappelez-vous ce que je vous ai dit le soir de
notre rencontre : la liberté passe par le sacrifice de
soi pour… je crois que, ce soir-là, j’avais prononcé
le mot “République”. »
Il m’étonnera toujours : après ces mois écoulés, il
se souvient de notre conversation. Il revient à sa
question : « Alors, * Coulanges ? » Je relate des bribes de la conversation : « Je crois que ce sera un
collaborateur efficace pour le CGE. D’une certaine
manière, il en a le style, au moins le langage. »
*Rex m’écoute attentivement. J’achève : « C’est un
homme loyal ; il vous obéira. » Visiblement, il attend
la suite : « Les nouvelles qu’il rapporte sur le départ
du Général pour Alger sont consternantes : interdiction d’Eisenhower. »
Comme je lui fais part de mes états d’âme à l’égard
du Général, il me dit : « De Gaulle vaincra : c’est un
remarquable stratège. Nous avons de la chance
d’avoir un tel chef. » La confiance du patron efface
l’inquiétude que je partage avec mes camarades
depuis le Débarquement allié en Afrique du Nord.
Il veut travailler seul sur les documents. Je pars
vers mes rendez-vous.
En me quittant ce matin, * Rex m’a demandé de le
retrouver à 6 heures. J’ignore pourquoi. Lorsque
j’arrive ce soir, je trouve Pierre Kaan, qui m’attend
avec un inconnu qu’il me présente sous le nom de
Killian, un jeune acteur très actif dans la Résistance.
Sur ces entrefaites, * Rex arrive. Il interroge Killian
sur le projet dont Kaan lui a parlé. Le théâtre dans
lequel il joue est un foyer de résistance, et Kaan
souhaiterait le mettre à la disposition de * Rex poury tenir des réunions ou, si ce n’est pas possible, à
tout le moins y entreposer des archives. Qui soupçonnerait de jeunes artistes passionnés de théâtre
de comploter contre le Reich ?
Soudain, * Rex plaisante : « Dans vos pièces, vous
pourriez utiliser nos talents. » Il enchaîne avec un
geste de la main : « Par exemple, * Alain pourrait
jouer le rôle d’un jeune premier… » Puis, me regardant : « Bien entendu, de caractère ! » Il rit de cette
idée qui semble l’amuser : son secrétaire transformé
en acteur.
Après m’avoir donné rendez-vous dans une heure
pour dîner, * Rex part avec Kaan. Je bavarde avec
Killian de son métier. Puis, comme avec tous les
résistants, je l’interroge sur les possibilités de trouver une chambre. Il regarde l’heure : « Venez avec
moi, il y a quelque chose dans mon immeuble. »
Tout en marchant, je le questionne sur le théâtre,
le public : « En ce moment, c’est prodigieux ; il n’y
a jamais eu autant de monde dans tous les théâtres,
pour toutes les pièces. » Il ajoute : « La guerre, c’est
bon pour le théâtre. Tant qu’on n’aura pas de fuel,
on ira au théâtre. »
Au cinquième étage de l’immeuble dans lequel
il vit, 75, boulevard du Montparnasse, en face de la
gare, il me montre un studio avec une chambre. Je
lui demande l’adresse du gérant pour le louer parce
que je suis à la rue.
Non seulement la chambre est extraordinaire, mais
je suis à dix minutes de l’appartement que j’ai trouvé
pour * Rex. Il y a des jours où la chance est là.
Lundi 19 avril 1943
Les FTP contre les Alliés
À l’heure du
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