Alias Caracalla
présence
clairsemée d’Allemands ne modifie rien. Les chœurs
d’enfants, l’ordonnance brillante de la cérémonie
participent intensément à la résurrection de mon
passé d’enfant de chœur à Saint-Elme.
La paix intérieure que je ressens est liée au sentiment de sécurité, inséparable de cette foule ardente
qui me protège. Ce matin, la Gestapo est impuissante
face à la volonté de Dieu.
Je dois déjeuner avec Pierre Kaan après l’office.
Comme j’ai un peu de temps libre, je flâne chez
les bouquinistes, le long des quais. Sans doute
Kaan a-t-il suivi un chemin analogue au mien pour
me rejoindre : il arrive un livre à la main. « J’ai
pensé à vous en voyant ce livre de Julien Benda. Je
connais votre admiration pour lui. » Je regarde le
titre : Belphégor , que je n’ai pas lu.
De tous les résistants que j’ai connus en France,
Kaan est le seul qui ait franchi le seuil de mon intimité. À l’exception de ma véritable identité, que je
ne lui ai pas révélée, il connaît tout de mon parcours
social, religieux et politique. C’est dire la confianceimmédiate de nos relations. Même avec Bidault ou
Copeau, les deux résistants qui se sont installés
dans ma vie au-delà de mes fonctions, je ne suis
pas aussi libre.
Kaan m’avait écouté attentivement lorsque j’avais
parlé de Benda, bête noire de Maurras et de Daudet.
À Londres, j’avais trouvé chez Foyle’s , un exemplaire
de La Trahison des clercs , que j’avais lu d’une traite,
émerveillé par la pureté de son style et la limpidité
de ses démonstrations.
« Vous allez être content, me dit-il. Benda écrit
dans Les Lettres françaises . C’est un des nôtres. »
Kaan, que * Rex a installé au secrétariat du Comité
de coordination, attend avec impatience le retour
du patron : « Demandez-lui de rentrer avec vous. Il
faut absolument qu’il reprenne en main le comité.
*Morlaix n’en a pas l’envergure. Dites-le-lui lors de
votre prochaine rencontre : il faut qu’il ait un remplaçant à Paris. Je pense qu’un envoyé de Londres
serait idéal pour cette fonction. »
D’habitude, les hommes de Londres sont considérés comme des planqués par les résistants. Où est
donc l’avantage ? « Ne confondez pas polémique et
réalité. Remarquez comme les résistants qui ont
fait le voyage de Londres reviennent avec une aura
qui les transforme en interlocuteurs teigneux pour
*Rex : ils connaissent les coulisses du pouvoir. »
Kaan m’explique que * Morlaix est un résistant
ordinaire et que les critiques de * Brumaire ont ruiné
son autorité. Sans entrer dans les détails, je lui
explique les difficultés de * Rex à obtenir de Londres
des collaborateurs. Il m’écoute, puis me dit : « * Rex
ne pourra supporter longtemps le va-et-vient entre
Lyon et Paris. C’est épuisant et de plus en plus dangereux. »
Sa remarque est grave. Comme nous tous, * Rex est
un homme seul. J’imagine que sa famille ne peut
comprendre la vie qu’il mène. Je l’interroge :
« Me permettez-vous de répéter à * Rex vos remarques ? » Pour rien au monde, je ne voudrais trahir
la confiance de mon nouvel ami.
Il semble étonné : « Ce n’est pas un secret ; dites-lui mon inquiétude. »
Lundi 26 avril 1943
Jour férié à Paris
Le mois d’avril lumineux accentue l’impression de
vacances : boutiques fermées, parisiens endimanchés,
flâneurs désœuvrés. J’ai remarqué que les quais,
avec leurs bouquinistes, sont le baromètre des jours
fériés. Aujourd’hui, ils font le plein.
J’ai reçu un billet de Copeau me donnant rendez-vous au restaurant Le Dragon , rue du Dragon. Je
connais deux ou trois autres petits restaurants dans
cette rue, mais pas celui-ci. Tous reçoivent une clientèle sympathique d’artistes et d’intellectuels, mélangée à des boutiquiers du quartier. L’atmosphère me
rappelle les bouchons lyonnais, Maurice de Cheveigné
et l’opulente Colette.
C’est la première fois que je revois Copeau. Il n’y
a qu’un mois, jour pour jour, que je suis à Paris,
mais j’ai l’impression d’avoir quitté Lyon depuis bien
longtemps. Quand je le retrouve, au premier étage,
il me semble revoir un ami d’enfance.
Je suis ébloui par son nom, ses relations littéraires
prestigieuses, sa connaissance de l’Allemagne nazie,les nuits de Berlin insoupçonnées : personne ne m’en
a parlé comme lui. Par-dessus tout, il est drôle,
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