Alias Caracalla
s’arrête. Je reconnais le regard amusé qu’il
m’adresse chaque fois que je m’abandonne à ma
spontanéité : « Après la Libération, je me consacrerai à la peinture. Vous oubliez que je suis peintre. »
Parle-t-il sérieusement ? M’a-t-il livré le secret
que je cherche à percer depuis tant de mois ? Il
semble réfléchir : « Si l’on devait m’offrir un poste
au gouvernement, je préférerais, à tout prendre, le
ministère des Beaux-Arts, si l’on en créait un. »
Désignant les statues dorées alignées des deux côtés
de l’esplanade, il ajoute : « Ma première décision sera
de faire enlever ces horreurs ! Je commanderai à
Bourdelle et Maillol des sculptures dignes de Paris. »
Il rit sans retenue. Comment cet homme, qui tient
entre ses mains le destin de De Gaulle et de la
France, peut-il envisager de tout abandonner après
avoir, par son intelligence et son autorité, accompli
sa mission ? Décidément, cet inconnu me surprendra toujours.
En avançant entre les rangées de statues, je ne
comprends d’ailleurs pas pourquoi il souhaite les
faire enlever. Où voit-il de la laideur ? Les formes
sensuelles de ces femmes ondulantes ne me paraissent nullement déplaisantes. J’apprécie de surcroît
leur dorure contrastant avec les murs de pierre
blanche du Trocadéro. Bien entendu, je me garde
de le lui dire.
Nous descendons en silence les escaliers conduisant aux jardins, où nous attend * Marty. Nous apercevant, celui-ci vient vers * Rex, qui me présente, et
engage aussitôt la conversation.
Ce nouveau venu m’apparaît d’emblée sévère et
tendu. Il ne sourit pas. Quelle différence avec PierreKaan, universitaire comme lui et dont il est l’ami !
Ce dernier m’a expliqué que c’était un professeur
célèbre, bel esprit et admirable risque-tout. Je sais
aussi qu’il a succédé à la tête de Libération à * Francis,
dont il désapprouve l’action, et que * Rex l’a rencontré
à Londres.
Il s’exprime sans ambages. La politique intérieure
de la Résistance n’est pour lui que vains bavardages : « La Résistance est d’abord un instrument
de guerre. J’ai organisé un groupe de sabotage, et
j’ai besoin de matériel et de fonds. » * Rex lui donne
son accord pour le financer et lui fournir de l’aide.
J’observe que le patron n’est pas mécontent d’entendre un résistant historique (c’est un des fondateurs
de Libération-Sud) expliquer sa déception en observant l’inaction des mouvements. Compte tenu de
l’incapacité militaire, l’organisation à Londres d’une
armée secrète lui semble dérisoire : « Nous serons
tous arrêtés. Les Allemands n’attendront pas que cette
armée soit prête. Ils la détruiront au fur et à mesure.
Ce qu’il faut, c’est faire sauter les barrages, les voies
ferrées, les aéroports. Immédiatement. »
Je suis en complet accord avec cet homme :
détruire le matériel allemand, faire sauter les convois,
tuer du Boche ; c’était l’objectif des Français libres,
l’espoir même qui m’a conduit en France.
*Rex nous quitte. *Marty me donne sa boîte : 35,
avenue de l’Observatoire, à cent mètres de l’atelier
de * Rex ! Il m’explique qu’il fixe ses rendez-vous au
jardin du Luxembourg, là où * Rex aime à se promener. Bien que cette coïncidence me paraisse inquiétante, je m’abstiens de toute remarque.
Lorsque nous nous séparons, je remarque qu’il
n’a pas souri une seule fois. Sa célébrité est-elle unprétexte pour afficher cette sorte d’exil, à la frontière du mépris ?
Samedi 15 mai 1943
Additif au rapport du 7 mai
Lorsque j’arrive chez Rex ce matin, il a déjà déjeuné.
Il achève un texte qui doit partir avec * Coulanges,
auquel je dois le faire parvenir d’urgence.
Avant de le donner à taper à * Mado, je lis rapidement cet appendice à son courrier du 7 mai.
La situation a l’air de se détériorer avec Frenay,
qui remet en question l’accord intervenu lors de la
réunion du 6 mai sur l’Armée secrète. * Rex signale
une fois de plus que « la situation devient intolérable ».
Les membres de Liberté, cofondateurs de Combat,
marquent leur exaspération au sujet de la conduite
de Frenay lors de leur réunion du CGE à Paris. Il
ne rencontre plus les « anciens » de son mouvement
depuis qu’il a supprimé le comité directeur. Ces
hommes, exaspérés par sa politique, ont l’intention
de créer un
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