Alias Caracalla
Champs-Élysées.
Juge-t-il mon silence provocant ? Il reprend : « * Rex
est inconscient. Comment peut-il se faire remplacer
par un tout jeune homme ? C’est un manquement
aux règles de sécurité. Il sera responsable de l’arrestation de toute la Résistance. C’est peut-être ce qu’il
cherche ? »
À l’étroit dans le vélo-taxi, il égrène les revendications habituelles des mouvements : manque de radios,
d’armes, d’argent, drame des maquis abandonnés,
impuissance de « Londres », etc. En dépit de son
excitation, parfois comique à cause de sa voix bizarre,
*Barrès affiche un style d’injure qui m’est plutôt sympathique : celui, oublié, des Camelots du roi.
J’ai envie de lui confier mes origines et de l’interroger sur les anciens camelots passés à la Résistance.
Malheureusement, il est intarissable. Le cycliste
devant nous pédale dur pour remonter les Champs-Élysées et entend tout. Je ne suis guère rassuré par
sa philippique claironnante.
Ses vociférations ne prennent fin que lorsque nous
arrivons en avance à Villiers. Je lui demande d’attendre sur un banc pendant que je vais chercher * Rex.
La hargne de * Barrès n’est visiblement pas entamée
par sa mise en jambes avec moi. La rencontre
s’annonce explosive.
Je préviens * Rex de l’état de son « client ». Nullement ému, il me demande de venir le chercher à
2 heures et demie à la brasserie Ruc , où il déjeune
avec l’équipe de Défense de la France. Il m’indique
les documents dont il aura besoin pour la réunion du
Comité de coordination de l’après-midi et me quitte
pour rejoindre * Barrès.
Ayant bloqué ma journée pour le patron, je n’ai
d’autre rendez-vous que celui de ce soir avec
*Germain. Après avoir été chercher les documents
au temple protestant de la rue de Rivoli, qui est
devenu un de mes centres les plus importants, j’ai
presque deux heures devant moi.
Déjeuner ou flâner ? Durant ces heures vacantes,
je suis envahi par l’étrangeté du désœuvrement.
J’achète un faux sandwich dans un café voisin et
rejoins le parc Monceau.
Installé au soleil dans un fauteuil en fonte, je
m’abandonne à la rêverie. Depuis le retour de * Rex, je
sais que le Débarquement n’aura pas lieu cette année.
Pendant que je traîne au soleil, mes camarades de
Delville Camp et de Camberley combattent dangereusement quelque part en Afrique. Ne les ai-je pas
trahis en les abandonnant pour l’illusion d’un combat
immédiat ?
Je pense aussi à Domino. Blanquat m’a transmisson adresse et son numéro de téléphone à Paris. Elle
vit dans le XX e arrondissement, où je ne suis jamais
allé et où, semble-t-il, il n’existe aucune activité des
mouvements. J’ai soudain envie de lui téléphoner :
curiosité malsaine ? espoir fou ?
J’y renonce. Les joies simples du printemps n’existent plus pour moi. Je me lève et me dirige lentement
vers l’avenue des Ternes. Ma liberté est un leurre :
mon travail constitue mon seul rempart aux corruptions de la nostalgie.
Je retrouve *Rex devant la rotonde du parc
Monceau pour l’accompagner à sa réunion, où je
lui remettrai les documents qu’il m’a demandés. Il
paraît détendu. « Regardez, me dit-il avec enthousiasme, cette rotonde encastrée dans les grilles du
parc. Elle fait partie des octrois que Ledoux a édifiés
aux portes de Paris. Elles étaient bâties par paires, et,
malheureusement, elles ont presque toutes été détruites. Celles qui sont conservées sont la quintessence de
l’art néoclassique du XVIII e siècle. Lorsque vous irez
place Denfert-Rochereau, ne manquez pas d’admirer
les deux bâtiments intacts qui encadrent l’avenue. Ils
vous permettront d’imaginer ce que fut l’ensemble. »
Je n’ai jamais entendu le nom de Ledoux auparavant, pas plus que je n’ai prêté attention, jusqu’alors, à
sa rotonde.
Je lui demande rituellement s’il a des câbles à
expédier. Sans me répondre, il lâche : « *Barrès est
plus effronté encore que je ne l’imaginais. Il est venu
me demander — je devrais dire exiger — d’accélérer
son départ pour Londres afin de plaider la cause des
Américains auprès du Général. Comme tous lesmembres de Combat, sa force est tout entière dans
l’arrogance. »
Nous marchons, mais * Rex s’arrête : « Comment
peut-il s’imaginer que je vais m’entremettre dans
son entreprise de trahison ? Cet homme a
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