Alias Caracalla
Four est déserte ; il est
donc facile d’observer le moindre mouvement. Faire
le guet, c’est-à-dire stationner durablement au coin
d’une rue déserte, est toutefois risqué, car suspect.
Imprudence hélas fréquente chez la plupart des résistants, puisque, en dépit des consignes, les retards aux
rendez-vous sont la règle.
Je fais mine de m’intéresser aux magasins alentour,
dont les vitrines renvoient les images de la rue, je
change de place, traverse le carrefour jusqu’à la rue
du Dragon, puis reviens rue du Cherche-Midi. Le
silence du quartier ne me rassure guère.
Isolé sur les trottoirs, je suis de plus en plus tendu,
m’imaginant des menaces invisibles : les commerçants ne m’épient-ils pas ? Je pense à une reproduction de De Chirico, que * Rex m’a montrée il y a
quelque temps, avec ce commentaire : « Il a réussi à
saturer ses villes d’une présence invisible et menaçante. Dans ses paysages, il n’y a place pour rien
d’autre que la peur. Il a préfiguré le Paris de la clandestinité. » Aujourd’hui, c’est ressemblant.
Le temps commence à s’étirer. Je consulte ma
montre : 3 heures seulement ! J’observe les va-et-vient
de * Morlaix et * Champion à l’autre bout de la rue. Une
idée saugrenue me vient : et si la Gestapo entrait dans
le tableau de Chirico ? Je doute soudain de l’efficacité de nos mesures de sécurité : même en téléphonant de la cabine située près de moi, les hommesdu Conseil auraient-ils le temps ou la possibilité de
fuir de l’entresol où se tient la séance ?
*Morlaix a signalé à *Rex que la cuisine ouvrait
sur le toit d’une cour intérieure, d’où l’on pouvait
s’enfuir. Mais il n’y a pas d’issue sur une autre rue.
Comme toujours, nos mesures de sécurité sont en
trompe l’œil.
J’en suis là de mes sombres cogitations lorsque
Le Troquer, reconnaissable à son bras mutilé à la
Grande Guerre, sort du 48. Je le suis du regard
remonter tranquillement vers la rue du Dragon et
disparaître. Puis c’est au tour de * Lenormand de
partir vers la rue de Rennes. Il est suivi par * Lefort,
qui se dirige vers Sèvres, annonce d’une procession
sans fin.
Un ou deux hommes dans la rue toujours déserte,
ce n’est rien. Pourtant, je perçois ces départs discrets comme de véritables mouvements de foule :
ne vont-ils pas attirer l’attention du voisinage ? Je
sens la catastrophe approcher. * Rex m’a demandé
de l’attendre au carrefour, sans me fixer d’heure. Cela
fait deux heures que je fais le pied de grue. Je suis
de plus en plus nerveux.
*Rex sort le dernier, traverse la rue pour venir à
moi et m’entraîne rue du Cherche-Midi. Il rayonne :
« Tout va bien. Vous pouvez expédier les télégrammes et les courriers. Venez me rejoindre à 7 heures
à la galerie d’art qui se trouve quai des Orfèvres, dans
l’île de la Cité. »
Il m’abandonne et, après avoir regardé une vitrine
d’antiquaire, se dirige rapidement vers Saint-Germain-des-Prés.
J’ai fixé à * Germain un rendez-vous à partir de
3 heures dans un café face à l’hôtel Lutetia occupé
par les Allemands. Au milieu de la foule sortant du
métro, je me sens enfin en sécurité. Il est 4 heures
passées.
Comme d’habitude, * Germain attend, observant
placidement le grouillement humain alentour. Je lui
demande de transmettre « OK » aux opérateurs radio,
signal convenu pour expédier lescâbles 26 .
Un peu avant 7 heures, je rejoins * Rex quai des
Orfèvres. Pour la première fois de ma vie, je pénètre
dans une galerie d’art. * Rex est au milieu de la salle,
en conversation animée avec un homme plus jeune
que lui.
Il s’appelle Maurice Panier : « Je vous présente
*Alain, un jeune amateur. » Je n’ai pas le temps de
jouir de cette nouvelle qualité. Le regard malicieux de
*Rex ne me quitte pas : « J’aimerais avoir votre opinion sur cette exposition ? » Après tant de leçons sur
l’art moderne, je suis confronté à Vassily Kandinsky,
l’un des artistes qu’il évoque parfois, avec passion. La
galerie expose un ensemble de ses gouaches. Ce sont
les premières œuvres d’un artiste moderne que je vois.
Pendant qu’il poursuit une conversation animée,
je fais le tour de la galerie. Les pièces de tous formats
sont constituées de formes géométriques assemblées
en constructions hasardeuses et revêtues de couleurs
vives. L’ensemble me paraît enfantin.
N’étant
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