Alias Caracalla
urgent » sur les billets. « Je leur propose des
rendez-vous urgents. Relevez vos boîtes trois fois par
jour. Je vous verrai ce soir. »
Tandis qu’il me donne ses ordres, je vois une fois
de plus se lézarder l’emploi du temps de mes journées. Depuis mon arrivée à Paris, je tente de les
construire en économisant mes déplacements. J’ai
demandé à * Rex de supprimer, dans la mesure du
possible, les rendez-vous de midi où, parfois, il ne
vient pas. En vain. Les jours passant, Paris grandit
démesurément.
Dans la clandestinité, plus encore que dans la vie,
le hasard facilite parfois les choses. Il y a quelques
jours, j’ai reçu de Copeau une invitation à dîner ce
soir, avant-veille de la réunion prévue du Conseil. Je
me réjouis à double titre : le revoir et l’avertir directement du report de la séance.
Je me doute que ce camarade, curieux de tout, souhaitera connaître en avant-première le déroulementde la séance. Il y a longtemps que j’ai compris sa
tactique. En dépit de mes sentiments à son endroit,
je n’ai jamais répondu à ses questions indiscrètes,
mais il en faudrait plus pour le décourager. Parce
que nous sommes des militaires en mission, je n’ai
aucune difficulté, avec mes camarades du BCRA, à
ne dire mot de mon travail. C’est encore plus facile
avec les responsables que je rencontre à titre de
secrétaire de * Rex.
Je lui annonce le report de la séance. « Une fois
de plus, répond-il, * Rex abuse de son pouvoir. Je ne
suis pas venu à Paris pour m’amuser. À Lyon, je suis
saturé. »
J’essaie de le consoler : « À quelque chose malheur est bon. Ça va te permettre de changer d’air.
Ce n’est pas négligeable pour la sécurité.
— Ça m’aurait étonné que tu ne défendes pas ton
patron. Quoi que tu en penses, il se conduit envers
les résistants avec une désinvolture inacceptable. Tu
ne peux pas comprendre parce que tu n’en es pas
un. » Pour moi, c’est un compliment, mais je ne
réponds rien.
Quand je lui explique la cause du report, il se
calme : « Lorsqu’il s’agit de ton patron, tu es un
avocat persuasif. Je le lui dirai. » Sans transition, il
enchaîne sur le programme des théâtres : « Il y a deux
pièces que tu dois voir : La Célestine , de Fernando de
Rojas, au Théâtre Montparnasse, et La Reine morte ,
de Montherlant, à la Comédie-Française. »
Copeau marque un temps avant de lâcher : « C’est
dommage que Montherlant soit d’une telle arrogance.
C’est un personnage odieux. En dépit de son talent
et de son amour des garçons. » J’ignorais cette qualité secrète du grand écrivain. Copeau s’étonne :
« C’est aussi notoire que Gide, mais au moins ce dernier a le courage de s’en vanter. Ne serait-ce que
pour ça, il restera une figure emblématique de la
littérature : il assume les risques de sa liberté. »
Il marque un nouveau temps, comme pour accentuer son effet : « J’ai toujours regretté que Martin
du Gard n’ait pas ce courage non plus. » Alors lui
aussi ! Dans ces moments-là, j’ai honte d’être un petit
provincial. Copeau, ce grand garçon jovial, sait vraiment tout.
Comme d’habitude, nous évoquons l’évolution de
la guerre. Les Russes ont infligé un désastre aux
Allemands. Plus que tous, ils sont notre fierté et
notre espérance, tandis que les Américains et les
Français piétinent devant Bizerte. Pour moi,
Stalingrad est le Verdun de cette guerre. Que ferait-on sans les Russes ? Même sans Débarquement, la
victoire est là !
Copeau paraît surpris : « Pour un officier, je te
trouve bien optimiste. Hitler fera tuer son armée
jusqu’au dernier soldat. Les Allemands sont un peuple courageux, ils obéiront. La guerre ne finira pas
avant longtemps.
— Nous achèverons ceux que les Russes auront
laissé échapper. Je me suis engagé pour tuer du
Boche : cette fois-ci, nous les exterminerons.
— Ne dis pas n’importe quoi ; tu parles comme
un nazi. Les Allemands sont un grand peuple. Ils
sont tombés aux mains de forcenés, mais c’est avec
eux que l’Europe se fera. C’est le seul moyen d’établir
une paix durable. Si nous ne faisons pas l’Europe, la
France deviendra une province américaine ou russe. »
L’Europe avec les Boches ? Jamais ! Comment cet
homme politique peut-il dire de telles énormités ?
Mais Copeau demeure pour moi l’ami de Martin du
Gard, de Gide et de mon adolescence
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