Alias Caracalla
Kandinsky,
m’expliquant que l’abstraction est née en même temps
qu’un autre mouvement, le cubisme. « C’est la plus
grande révolution picturale de l’histoire. C’est Picasso,
un Espagnol qui vit à Paris, qui l’a consacrée. Même
s’il s’inspire des Français, Braque (qui en est l’inventeur), Léger et d’autres, il est le plus célèbre des
peintres modernes. Ils vivaient tous à Paris avant1914. Après la guerre, ce rassemblement de talents
a reçu une étiquette, l’école de Paris. »
J’écoute * Rex attentivement, d’autant que certains
de ces noms me sont, grâce à lui, devenus familiers
depuis un an, mais sans que j’aie pu les associer à
la moindre image de leurs œuvres.
Après avoir changé à Barbès-Rochechouart, nous
descendons à la station Anvers. Traversant le square
en direction de l’avenue Trudaine, nous entrons dans
le restaurant Aux ducs de Bourgogne , situé 2, place
d’Anvers, à l’angle de la rue Gérando. Il n’est pas
8 heures, il n’y a personne.
*Rex choisit une table au fond, s’assoit sur la banquette et me désigne la chaise en face de lui. À
travers la vitre, je vois de temps à autre de rares
passants déambuler. Il me tend la carte : « Je vous
invite à fêter ce grand jour. »
C’est la seule allusion à la première séance du
Conseil de la Résistance, dont il ne dit mot. Il consulte
le menu et, après m’avoir recommandé une spécialité de la maison, passe la commande.
Il revient à l’art : « Je ne sais quand je reverrai ma
collection sur les murs. Elle est au garde-meuble. Ce
n’est guère pratique pour contempler les œuvres,
et puis ce n’est pas un lieu honorable pour des
tableaux. » À la manière dont il en parle, je comprends qu’il l’a revue récemment : il y a quelque
nostalgie dans sa confidence.
Je hasarde : « Il y a longtemps que vous collectionnez des tableaux ?
— Depuis que j’ai les moyens d’en acheter. Quand
j’habitais Paris, je me promenais souvent rue de
Seine et aux alentours, où se trouvent les galeries
d’avant-garde. Vous avez dû les remarquer à l’occasion de vos rendez-vous. Pour la plupart, elles sontencore ouvertes, à l’exception de celle de Pierre Lœb,
qui a dû s’exiler. C’est dommage : c’était le plus courageux. Vous savez sans doute qu’en Allemagne on a
détruit les œuvres d’art moderne condamnées comme
dégénérées. Kandinsky, qui a travaillé à Munich,
est une de leurs cibles. »
Lorsque Rex m’invite à déjeuner ou à dîner, c’est
toujours pour travailler, mais, ce soir, il ne semble
pas pressé de me donner ses instructions.
Je reviens à la charge : « Possédez-vous des
tableaux “anciens” ?
— Ce n’est pas dans mes moyens. De toute manière,
la peinture ancienne est destinée aux musées. Leçon
inépuisable pour les artistes, plaisir inusable pour
les amateurs, elle ne témoigne pas de notre culture.
Les grands artistes de l’art moderne nous aident à
déchiffrer le monde dans lequel nous vivons. À Paris,
nous avons la chance d’être les contemporains de
Braque, Kandinsky, Matisse, Mondrian, Picasso. Si
nous voulons comprendre notre époque, il faut regarder leurs œuvres. »
Ses propos me laissent perplexe : quel plaisir peut-on éprouver à avoir chez soi des œuvres bâclées ?
En quoi permettent-elles de comprendre son temps ?
Je me retiens de poser la question.
*Rex reprend : « À dire vrai, j’ai acheté un jour
une œuvre “ancienne”, une sanguine de Renoir représentant une femme nue, chef-d’œuvre de sensualité.
Je n’ai pu résister à cette compagnie évocatrice. C’est
ma seule incartade. Je l’avais trouvée rue de Seine,
à la galerie Rousso, qui est fermée depuis la défaite.
La propriétaire avait un goût très sûr pour les
impressionnistes. »
Après un silence, il ajoute : « Quand le Jeu de
paume rouvrira, je vous le ferai visiter. Je vous montrerai la peinture impressionniste. Ce sera notre
manière de fêter la Libération. »
Bien que la victoire soit une certitude pour nous,
je n’y pense jamais. Ce soir, je suis fier d’être associé à ses projets d’avenir. « Malheureusement, nous
n’avons pas de musée d’art moderne. Les administrateurs sont des pompiers qui ont peur des
expériences révolutionnaires. Pourtant, il n’y a pas
qu’en politique que la révolution change la vie des
hommes ! »
Ces derniers mots me donnent du
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