Alias Caracalla
jamais entré dans un musée, je ne connais
rien à la peinture. Je n’ai vu que des reproductions
en noir et blanc de Raphaël, Michel-Ange ou Titien,associées à la sculpture gréco-latine. Évidemment,
Kandinsky c’est autre chose. Mais quoi au juste ?
Je reviens vers * Rex : « Alors ? » me demande-t-il,
les yeux brillants. J’ai si peur de le décevoir en lui
disant la vérité que je réponds à côté : « C’est plaisant.
— Vous n’avez pas l’air convaincu », rétorque-t-il
en riant.
Je rougis. Ne pouvant lui mentir, je préfère me
taire. Il met fin à mon embarras : « Ne vous inquiétez pas, je vous expliquerai. »
Il se tourne vers Panier : « Réfléchissez au prêt de
votre exposition pour un mois. » Je ne comprends
pas sa requête. Que veut-il faire de cesgouaches 27 ?
À moins que je ne me sois trompé : il n’est pas peintre, mais marchand de tableaux. Est-ce digne de
lui ? Je ne sais pourquoi je suis choqué par cette
hypothèse, qui me semble une déchéance.
Nous sortons. Je remarque le gros livre à couverture blanche et aux lettres noires qu’il emporte en
quittant la galerie. Dehors, il fait une chaude soirée
printanière. Nous suivons le quai des Orfèvres pour
rejoindre le métro Saint-Michel.
J’ai rarement vu * Rex aussi détendu. Cela me rappelle notre première soirée à Lyon. « Kandinsky
est un vieux peintre russe. C’est l’inventeur de l’art
abstrait. Il a quitté la Russie après la Révolution
pour s’installer à Munich, puis à Paris, où il vit
encore. D’autres peintres sont venus à l’abstraction
par d’autres voies, comme Piet Mondrian, qui fut
d’abord cubiste. Kandinsky a transfiguré la réalité
en signes abstraits. Il a le mérite d’être le premier. »
Je ne comprends rien à son exposé. Il s’arrête
pour contempler le miroitement de la Seine sous le
Pont-Neuf. Posant l’ouvrage sur le parapet, il me
dit : « J’ai trouvé ce livre pour vous. C’est la meilleure
introduction à l’art d’aujourd’hui. » Je lis le titre : Histoire de l’art moderne , de ChristianZervos 28 .
« Grâce aux illustrations, vous comprendrez mieux
ce que je vous explique depuis des mois. » J’ignorais qu’il existe des ouvrages sur un tel art. La seule
histoire de l’art que je connaisse faisait partie, à Saint-Elme, du programme de troisième. Elle se composait de quatre fascicules de Louis Hourticque, édités
par Hachette. Durant les longues études du soir,
j’en regardais souvent les images en noir et blanc.
Feuilletant rapidement le gros livre de Zervos, * Rex
s’arrête sur quelques tableaux de Kandinsky, dont
certains sont proches des gouaches exposées. Privés
de couleurs, je les trouve nuls, me gardant toutefois
de le lui dire.
Devine-t-il mes réflexions ? Il cherche des reproductions de De Chirico, puis revient aux premières
pages : « Voici Cézanne, dont je vous ai souvent parlé.
Examinez attentivement ses œuvres. C’est le plus
important, même si l’on peut aimer d’autres “impressionnistes”. Il a fondé l’art moderne. Nous lui devons
tout. »
Je me sens malheureux de ne pouvoir partager
son plaisir : les quelques œuvres qu’il me montre
rapidement me semblent des ébauches maladroites
plutôt que d’authentiques tableaux, comme ceux
d’Ingres ou de David. Les paysages de Cézanne caricaturant la nature, les natures mortes de Braquevacillantes au bord des tables, les œuvres à peine
esquissées de Matisse ont quelque chose de puéril.
Quant à Picasso, dont il fait si grand cas, c’est
un dément qui se moque du monde. Je préfère de
beaucoup les dessins que * Rex exécute parfois sur
les nappes des restaurants ou, mieux encore, ceux
de monpère 29 .
Je suis plus touché par l’attention de * Rex de
m’offrir cet ouvrage que par les œuvres burlesques
qu’il reproduit. Je l’interprète comme le point final
à l’affaire Delestraint, qui me taraude.
En descendant les interminables escaliers de la
station Saint-Michel, * Rex poursuit ses explications.
Quelle meilleure protection, ce soir, que cette innocente conversation sur l’art moderne ? « Les surréalistes ont introduit l’inconscient et le rêve dans l’art.
De Chirico, l’inventeur de génie, reste le plus déconcertant et le plus contesté. C’est souvent le cas des
inventeurs. »
Dans le wagon, nous restons debout au milieu
d’une foule clairsemée. Il revient à
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