Alias Caracalla

courage pour
revenir à un peintre qu’il admire et que je trouve
consternant : « Oui, mais Picasso ? » Il me regarde
de cet air attendri et amusé qui parfois révèle, au-delà de toute hiérarchie, ce que je crois être une
complicité entre nous : « C’est à Picasso et à Braque
que nous devons cette explosion de la réalité des
formes au profit d’une recomposition utopique par
l’esprit. Parmi d’autres éléments, la découverte de l’art
nègre en a été le détonateur. À l’opposé de l’idéal grec,
image photographique de l’homme, le cubisme
désosse la réalité pour recomposer des formes imaginaires qui doivent tout à l’instinct. Les masques et
les fétiches africains sont annonciateurs de la rupture
fracassante des arts avec notre passé. »

    *Rex ajoute : « Il y a quelques échantillons d’art
nègre dans le Zervos. Regardez-les, vous comprendrez. »

    Après dîner, nous remontons à Anvers, et il m’abandonne au coin de la place duThéâtre-de-l’Atelier 30  etde la rue d’Orsel, où il a déniché un nouvel atelier
d’artiste : « À demain, 7 heures. Nous devons préparer mon départ après-demain. Dormez bien. » En
un instant, il a changé de ton, de regard même : il
est redevenu le patron.

    Il est tard ; le couvre-feu n’est pas loin, et je dois
encore rencontrer * Germain avant de rentrer chez
moi. Dans la nuit, je presse le pas vers le métro.

    Avant de me coucher, je veux revoir ces « fétiches » dont * Rex fait grand cas. Bien que j’aie aimé
l’Exposition coloniale de 1931, je ne me souviens
pas de ce genre de sculptures. Effectivement, ces
objets sauvages me séduisent passionnément. J’ignore
où je pourrais en voir « en vrai ». Mais je ne comprends pas la relation entre ces formes fantastiques d’invention et les barbouillages hideux de
Picasso. Pourquoi le patron est-il enthousiaste et
catégorique ?

    En me mettant au lit, j’ai une idée : je poserai la
question à Pierre Kaan, qui, le premier, m’a montré
Picasso en chair et en os. Peut-être pourra-t-il m’expliquer son œuvre.

    Vendredi 28 mai 1943

     

    La routine

    À 7 heures, j’arrive chez * Rex, rue d’Orsel, avec les
journaux et le courrier. Je regrette qu’il déserte parfois la rue Cassini pour ce lieu obscur, au deuxièmeétage d’un immeuble triste à cause de ses parements
debrique 31 .

    Il l’a découvert il y a une quinzaine de jours et,
par prudence, y couche parfois. Par la laideur du
mobilier, il évoque La Bohème , découverte au Grand-Théâtre de Bordeaux lorsque j’avais quatorze ans.
*Rex y a disposé quelques toiles et installé un chevalet accompagné de carnets de dessins et de boîtes
de couleurs disposées sur la table.

    Quelle tristesse en comparaison de la rue
Cassini ! De surcroît, pour moi qui habite désormais à
Montparnasse, ce n’est guère pratique. Heureusement que ses rendez-vous se tiennent pour l’essentiel rive gauche.

    *Rex fixe son départ pour Lyon le 30, après-demain.

    Samedi 29 mai 1943

     

    Explication pour Londres

    J’apporte ce matin deux câbles de Londres au sujet
du départ de Frenay. Les deux donnent des ordres qui
doivent être exécutés par « première opération lune
juin ».

    Ces câbles confirment « la surprise » de l’inexécution de ces ordres alors que sa venue avait fait l’objet
des câbles des 7 et 15 mai avec répétition à * Luc 32 (officier d’opération), qui avait reçu deux autres
câbles, les 27 avril et 12 mai. Londres réclame aujourd’hui d’accuser réception « urgence » de ces câbles.

    *Rex est mécontent de ce désordre. Au mois d’avril,
il y avait eu le changement de code, dont Londres
avait oublié de lui donner la clef. Depuis le début
de mai, ce sont les opérations qui ne sont pas exécutées sur le terrain où attend Frenay.

    *Rex est d’autant plus mécontent qu’il avait fait
télégraphier lui-même le 24 mai pour exiger ce
départ : « Insiste très vivement pour que nouvelle
opération soit faite via Sif [Fassin] je dis Sif avant
fin lune pour enlèvement Nef [Frenay]. » Il ne comprend pas ces derniers échecs.

    Parmi les autres informations de Londres, il
apprend que Ceux de la Résistance demandent
1 million de francs, dont 400 000 d’urgence, accompagnés de faux papiers. L’ordre lui est donné d’avancer cette somme. Il recevra en juin les fonds et les
faux papiers demandés.

    Enfin, Londres