Alias Caracalla

longue expérience politique ? Ou bien
est-il persuadé que sa volonté d’imposer de Gaulle à
la Résistance effacera tous les obstacles ?

    Je lui communique un nouveau télégramme du
BCRA concernant le départ de Frenay à Londres :

Nuits courtes juin limitent rayon d’action
et rendent opérations zone sud peu probables
— Venue à Londres de Nef [Frenay] […] étant
indispensable vous signalons nécessité opération Lysander zone nord — Kim [Schmidt] je
dis Kim et ses amis déjà prévenus mais à
activer .

    Après le dessert suivi du café, il se tait. Trompé
par ce silence prolongé, je crois qu’il a achevé de
me donner ses ordres. J’en profite pour lui confier
mes alarmes sur sa fatigue : « Après les prochaines
réunions à Paris, vous devriez prendre quelques
vacances.

    — Voyons * Alain, comment pouvez-vous penser à
une chose pareille ? Des vacances ! Alors que le
Général est en danger, que la Résistance est au bord
de l’insoumission et que les trois chefs vont se retrouver à Londres pour exiger ma destitution. C’est aucontraire l’heure du rassemblement pour faire face.
Et puis, dans une semaine, nous serons peut-être
tousarrêtés 19 … »

    Je reconnais l’agacement qu’il manifeste chaque
fois que je m’autorise une remarque personnelle sur
sa fatigue ou la surcharge de sa mission. Pourquoi
ne l’accepte-t-il pas simplement comme la marque du
souci affectueux de sa santé ? Pourquoi envisage-t-il
notre arrestation à tous, alors qu’il est le seul qui se
retrouvera sur les Champs-Élysées à côté de De
Gaulle ?

    Il se lève. Je le suis dans la rue. Il est 1 heure. Il est
temps pour moi de rejoindre Perrache. * Rex m’accompagne à l’arrêt du tramway, sur le terre-plein de la
place Vaubecourt. Le soleil, indifférent à nos querelles, annonce un été torride.

    *Rex me fait ses ultimes recommandations : « Soyez
très prudent ! » Et, pour la troisième fois : « Pour
*Didot, n’oubliez pas de prévenir tout le monde. » À
la lumière du jour, ses traits accusent une fatigue
plus spectaculaire encore qu’au restaurant. Je ne peux
m’empêcher de le sentir seul, abandonné, traqué au
milieu d’une ville menaçante.

    De toutes mes forces, je cherche un mot pour
abolir cette impression tragique. Je voudrais conjurer le sort, lui dire combien sa petite équipe est
prête à tout pour l’épauler. J’hésite sur les mots tandis que le tramway arrive à vive allure. * Rex est déjà
ailleurs.

    Je ne peux que répéter : « Vous devriez vous
reposer ! » Je distingue une lueur de reproche dans
ses yeux, puis il me serre amicalement la main :« N’oubliez pas, le 23, au train de 6 heures, gare de
Lyon. »

    Je monte rapidement dans la remorque vide
qui s’arrête devant nous. Le tramway repart vers
Perrache. Ballotté en tous sens, je m’accroche à
la rambarde en me dirigeant vers l’arrière. À travers la vitre, j’aperçois * Rex sur le terre-plein où l’a
rejoint * Grammont. Il lève le bras pour désigner un
point invisible de l’espace, tout en lui expliquant
quelque chose.

    Je suis consterné de ne pas avoir trouvé les mots
pour l’atteindre et briser sa solitude. * Rex n’est plus
qu’une silhouette à l’horizon. Quand le tramway
tourne vers Perrache, il disparaît brusquement à
ma vue.

    Mercredi 16 juin 1943

     

    Confidences à Pierre Kaan

    Rentré à Paris hier, je ne peux effacer la pensée
obsédante d’un * Rex muré dans la solitude. Ce
soir, à dîner, je m’ouvre à Kaan, le seul en qui j’ai
confiance pour exprimer mes sentiments.

    Il se montre catégorique : « Je ne comprends pas
qu’il demeure encore à Lyon après l’arrestation de
*Vidal à Paris. » Je lui explique son besoin de surveiller le départ de Frenay, mais surtout la nécessité
de son contrôle personnel sur l’armée secrète de la
zone sud. Après l’arrestation du général, il craint une
désagrégation de l’autorité de De Gaulle sur les mouvements. Heureusement que Frenay n’a pas appris la
nouvelle, sans quoi il aurait certainement annulé sondépart afin d’assurer lui-même le commandement
de l’AS et de s’opposer aux mesures de * Rex 20 .

    Plus que tout, j’ai besoin de confier à un ami
l’état alarmant dans lequel se trouve * Rex. Depuis
des semaines, il demeure à Lyon. Cette fois, il y sera
resté plus de vingt jours, alors que la zone nord est
devenue dominante du fait de la