Alias Caracalla
.
La commémoration de la fête nationale, empreinte
d’une présence familiale incarnée par de Gaulle, a
resserré les liens de notre étroite communauté. Nous
sommes apparus pour la première fois, en public,
pour ce que nous sommes : les volontaires de la
dernière chance, les soldats de l’alliance franco-britannique.
Hélas, elle met aussi en évidence l’effectif dérisoire
de notre armée de la revanche.
Lundi 15 juillet 1940
L’habit fait le moine
Grand jour pour la 1 re compagnie : les Anglais
nous distribuent uniformes et trousseaux.
Nos vêtements civils affichaient nos différences
sociales. Ceux qui possédaient un costume, une cravate, étaient coupés de ceux qui avaient quitté la
France en bras de chemise et sans bagage. Cette
discrimination me choquait parce que nous étions
tous les croisés d’un même idéal.
Malgré mon bonheur de revêtir l’uniforme,
j’éprouve un sentiment ambigu. D’un côté, il est la
marque d’un combattant à part entière, de l’autre il
prolonge mes douze années d’uniforme dans les internats religieux.
La séance d’habillage se déroule en trois temps.
Nous ôtons nos vêtements dans une salle où les
officiers nous demandent de faire un paquetage de
toutes les affaires civiles que nous souhaitons conserver. Nous passons ensuite sous la douche, munis de
savon noir, puis pénétrons, nus, dans le magasind’habillage. Un sous-officier anglais préside à l’opération. Il observe chacun d’entre nous de haut en
bas et de bas en haut, puis hurle à la façon de l’armée
britannique un groupe de chiffres et de lettres correspondant à notre taille, qu’il estime à vue d’œil.
Étonnant : la plupart du temps son calcul est exact.
À l’uniforme s’ajoute un trousseau complet de sous-vêtements et d’accessoires (brosse à dent, blaireau,
rasoir, peigne, brosse à cheveux, couteau, fourchette,
bouteille d’eau, gamelle, paquet de pansements, pèlerine antigaz, masque à gaz, casque, toile de tente,
sac marin et sac Bergam, dont nous sommes responsables et ne devons jamais nous séparer).
À aucun moment, nous ne manifestons de regret
pour l’uniforme des bidasses français, à la dégaine
caricaturale. Au contraire, l’anglais est fort élégant,
bien coupé dans un drap d’excellente qualité. Il se
compose d’un blouson serré par une ceinture et
d’un pantalon muni d’une vaste poche plaquée sur
la jambe gauche. Les chaussures en cuir noir, montantes et à bout arrondi, doivent être cirées. J’ai
remarqué dès mon arrivée en Angleterre combien la
tenue des soldats britanniques était soignée, avec
ces surprenants souliers dont l’éclat rivalise avec des
« vernis ». Je n’ai rien vu de tel en France, même
chez les civils. Je découvre bientôt que leur éclat
vient d’un savoir-faire minutieux : brûlage du cuir à
la flamme d’une bougie, salivage sur toute la chaussure, suivi du passage d’une crème de qualité, long
séchage et, pour finir, polissage musclé.
Vêtu de cet équipement élégant et pratique, mon
seul regret est l’absence du casque français, remplacé
par celui de l’armée anglaise. J’envie les légionnaires, coiffés, eux, de celui des « poilus », immortalisé
par les photos, les films et les monuments de laGrande Guerre. Nous avons droit à un lot de consolation : on nous distribue les bérets des chasseurs
alpins, ainsi que leur écusson brodé d’un cor jonquille. Nos officiers les ont récupérés sur le stock de
l’expédition de Norvège demeuré en Grande-Bretagne.
Enfin, le mot « France », brodé en blanc sur fond
kaki, doit être cousu sur les manches du blouson
afin de nous distinguer des pays alliés et des dominions.
L’après-midi est consacré au rangement de notre
équipement militaire, ainsi qu’au paquetage civil que
nous devons conserver séparément. Je range le mien
dans ma valise installée sous mon lit.
La transformation de mes camarades relève de la
fantasmagorie. Jusque-là, leur physionomie était inséparable des vêtements qu’ils portaient. Maintenant
que l’uniforme a aboli toute distinction, il ne reste
qu’un visage émergeant de cette étiquette sociale. Il
n’en prend que plus de relief, tandis que les corps
s’unifient, enveloppés par le drap kaki.
Pour la première fois, je comprends la raison d’être
de l’uniforme. Ce n’est qu’après quelques jours que les
différences reparaîtront.
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