Alias Caracalla
conforme
à l’honneur et surtout à l’intérêt de la France.
« Il y a un mois que Pétain a demandé l’armistice.
Les Allemands occupent la moitié du pays. Nous
sommes ici une poignée de volontaires. L’armée
française qui stationnait en Grande-Bretagne a
rejoint avec armes et bagages le Maroc. Pourtant,
c’est ici que se joue l’avenir de la liberté, de la
démocratie. »
Il répond longuement à nos questions, à nos
inquiétudes, d’une voix toujours égale. Sa simplicitéet son style oral maîtrisé transforment les ténèbres
en lumière. Je suis subjugué, mais ne dis mot, intimidé par ce débat serein auquel je ne suis guère
habitué. Captivé, je me promets de revenir.
Peu avant l’heure de l’appel, le « vieux sergent »
— c’est ainsi que je l’entends désigner — formule le
pronostic que nous attendons tous : « Si Hitler ne
débarque pas ici et n’est pas vainqueur cet été, il
perdra la guerre. Mais la victoire n’est pas pour
demain. En attendant, il n’y a pas d’autre voie que
de préparer la bataille, ni d’autre issue que la victoire. »
Mot pour mot, c’était la thèse de Maurras avant
son incompréhensible volte-face. Sans oser le dire à
Rödel, je suis persuadé qu’Aron est maurrassien. Il
a certes évoqué la démocratie, mais sans doute est-ce une formule oratoire.
Les deux jours suivants, je retourne voir Rödel à
la compagnie des chars, où je le trouve immanquablement en train de bavarder avec Raymond Aron.
Le professeur est le contraire de la caricature d’un
intellectuel : simple, direct, courtois, empreint d’une
gentillesse naturelle qui le rend attentif aux autres.
Il m’accueille toujours avec un large sourire. Peut-être l’uniforme qu’il porte le rapproche-t-il de nous.
Curieux de tout et de tous, il me pose, un soir, la
question rituelle entre nous : comment ai-je gagné
l’Angleterre ? Une fois de plus je raconte mon
départ de Bayonne, mes origines bordelaises — il a
lui-même enseigné à Bordeaux pendant que j’y finissais mes études. Je ne saurais dire pourquoi
« j’oublie » de mentionner mon activisme à l’Actionfrançaise, dont je suis si fier. Sans doute parce qu’il
m’intimide.
Intéressé par mon équipée, il évoque son propre
départ de Toulouse à moto, balayant ainsi mes dernières préventions (je suis un passionné de moto).
Il n’en faut pas plus pour que s’établisse entre nous
une profonde connivence. Comme Rödel, il a embarqué à Saint-Jean-de-Luz sur le Batorik , bateau polonais. La variété de sa conversation, ses ressources
inépuisables, sa clarté dans l’expression suscitent
mon admiration sans réserve.
Sa vie dans le camp n’est pas la nôtre. Enfermé
dans un bureau, il gère la comptabilité de la compagnie des chars. Il en est lui-même navré puisque,
malgré son « grand âge », il s’était engagé, comme
nous tous, pour se battre.
Le soir après la soupe, il aime se promener dans
le camp ou dans la campagne environnante avec les
quelques fidèles qu’il a séduits. En dehors de la moto
et de Saint-Jean-de-Luz, un autre comportement nous
rapproche : le goût de l’examen de conscience, le
culte du doute. Plus inattendu, il nous questionne
sur tous les sujets, comme si nous possédions d’instinct un savoir qui lui échappait.
Afin d’exister avantageusement à ses yeux, je lui
signale que j’apprécie son talent d’écrivain : « J’ai lu
avec passion votre livre La Révolution nécessaire . »
Sans marquer d’étonnement, il répond : « C’est un
ouvrage de mon cousin Robert. Cela ne rabaisse en
rien la qualité de l’ouvrage, que j’apprécie comme
vous. » Il ajoute : « Pour ma part, je suis plus modestement historien. »
Comprenant ma bévue, je rougis et tente de me
rattraper en lui révélant que je connais aussi son
livre La Philosophie de l’histoire , dont j’avais lu uncompte rendu élogieux dans Combat . Surpris, il me
regarde attentivement : « Ça vous a intéressé ? » Je
rougis à nouveau. Il comprend que je ne l’ai pas lu
et, sans un mot, change de sujet.
En fin de journée, j’écoute tous les jours la BBC
sur ma radio. Beaucoup d’entre nous ne s’y intéressent pas, préférant se plonger dans la vie anglaise.
Est-ce l’éloignement de mon pays, ma vie à l’étranger ? Les informations venant de France m’apparaissent fades, sans consistance. Elles me semblent
appartenir
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