Alias Caracalla
au loin, dans la lumière du crépuscule, un brasier colossal. Le ciel est en flammes… À la gare
Victoria, des voyageurs impassibles nous expliquent
qu’un bombardement dévastateur a eu lieu, dont la
cible était les docks.
Je prends un taxi, qui me dépose chez les Zonneveld. En traversant la ville, rien ne me paraît anormal. La foule du samedi soir se rue vers les plaisirs.
Les Zonneveld ont préparé ma chambre. Je découvre que j’ai déjà oublié le confort des moquettes, des
draps soyeux et d’une salle de bains, dont le luxe, ce
soir, m’intimide. J’hésite à l’utiliser tant je crains de
salir. L’existence spartiate que je mène depuis mon
arrivée m’ouvre les yeux sur la vie privilégiée de ma
jeunesse.
Mes hôtes manifestent une joie touchante. C’est
l’occasion d’évoquer la France, qu’ils connaissent
bien, et la vie d’autrefois. Soirée heureuse.
Après le dîner, je me retire dans ma chambre et
note dans mon cahier :
Reçu chez les Zonneveld — le home anglais.
Deux mois que je n’ai pas dormi dans des draps,
que je n’ai pas pris un petit déjeuner au lit. Cettesensation si voluptueuse et déjà si ancienne, si
perdue : fermer sa porte, être seul, seul avec un
silence sympathique, plein de souvenirs et de
mélancolie. Ce soir, que d’évocations — tellement
que je n’ai pu dormir. Alors près de la veilleuse,
dans cette ambiance de rêve, soie rose, longs
rideaux qui tombent mollement, paravent, tapis
moelleux, fleurs, meubles, lustres, un cher souvenir a pris forme : vous êtes là, souriante, avec ce
sourire mélancolique, et cette adorable fossette.
Tout à coup, les sirènes hurlent. M. Zonneveld
frappe à ma porte en me demandant de descendre
au shelter . Devant mon refus initial — à Delville, les
alertes répétées ne modifient nullement nos habitudes —, il m’assure qu’à Londres c’est une obligation.
Je descends à contrecœur. Nous nous installons
dans un abri confortable où tout le monde se connaît.
La veillée se transforme en réunion mondaine. Certains ont apporté des jeux de cartes, d’autres des
livres. Comme il est interdit de fumer, quelques-uns
ont pris leurs précautions avec des bouteilles de gin
ou de whisky.
L’alerte cesse à minuit. Je retrouve mon lit avec
une volupté d’autant plus grande que les Boches
m’ont volé des heures précieuses. Je m’endors comme
une pierre. Peu avant 8 heures, je m’éveille. J’ai la
surprise d’entendre frapper doucement à la porte.
C’est la maid qui m’apporte le plateau du breakfast .
Durant mon séjour, les Zonneveld ne savent quoi
inventer pour me distraire. Ils me conduisent d’abord
à la cathédrale Saint-Paul — ébréchée par les bombes — pour assister à une messe solennelle. Bien
qu’elle soit de rite protestant, le mari me rassure :
« En Angleterre, Dieu n’a pas de préjugé. »
Afin de me présenter la capitale sous son aspect
le plus attrayant, ils m’emmènent déjeuner au Savoy.
Ce nom, je l’ai connu grâce à mon père : c’était son
hôtel préféré lors de ses séjours à Londres, d’où il
me rapportait les derniers disques de Jack Hylton
dirigeant l’orchestre de l’hôtel.
Après déjeuner, profitant du temps estival, nous
traversons Trafalgar Square à pied et nous promenons dans le Mall jusqu’à Buckingham. Ils me font
admirer les gardes coiffés des hauts bonnets à poil,
« empruntés » aux grenadiers de Napoléon, après
Waterloo.
Après avoir traversé Hyde Park, nous rentrons pour
prendre le thé. C’est la première fois que je participe à cette… cérémonie. Je ne me souviens pas
d’avoir jamais dégusté un thé aussi parfumé. Il tranche radicalement avec celui, imbuvable, pollué par
le lait, en usage à la cantine.
Nous venons d’achever le five o’clock tea lorsque
les sirènes rugissent à nouveau. Il est trop tard pour
que je descende aux abris. En dépit de l’alerte,
M. Zonneveld me propose de m’accompagner aussitôt à la gare.
Sur le quai à destination de Farnborough, je
retrouve des camarades qui m’informent que le
départ est retardé à cause de l’alerte. Des soldats de
la Home Guard canalisent le public vers les passages souterrains servant d’abris. La gare se remplissant, les abris sont complets.
Au camp, l’appel du soir est à 9 heures. L’heure
passée, je suis saisi d’angoisse. Je connais l’infamante sanction : après cette heure-là,
Weitere Kostenlose Bücher