Alias Caracalla
camarades demeurent
aussi figés que moi. Pourtant, lorsque le souverain
est passé devant nous, j’ai senti un frémissement
imperceptible parcourir nos rangs.
Nous devons attendre une heure avant de laisser
éclater notre fierté : le roi d’Angleterre chez nous !
Notre excitation est telle que la cantine est transformée en taverne. Tout le monde crie en même temps.
Certains, cependant, refusent le délire collectif et
affichent ostensiblement leur indifférence : « Il n’y
a rien d’extraordinaire : il nous rend la politesse.
Nous l’avons reçu à Paris, c’est la moindre des choses qu’il nous accueille chez lui. »
En dépit de ces esprits forts, personne n’est insensible au jugement que le colonel Magrin-Verneret a
porté lors de notre présentation au roi : « Voici les
chasseurs : ils sont fanatiques. » Une citation à l’ordre
de l’armée nous aurait moins honorés que ce mot-là. Nos chefs ont compris à qui ils avaient affaire.
Dimanche 25 août 1940
Adieu à Philippe
Après le déjeuner, Philippe Marmissolle vient passer l’après-midi dans la chambrée. Ma TSF diffuse
du jazz et des variétés. J’ai découvert ici des nouveautés de cette musique et suis conquis par le succès
de l’été anglais, Begin the Beguine , répété plusieurs
fois par jour dans des enregistrements différents.
Parmi d’autres inconnus, il y a Bing Crosby, Vera
Lynn, une femme qui chante le lancinant We’ll Meet
Again . Paroles appropriées s’il en est puisque ce sont
mes dernières heures avec Philippe. Plusieurs fois
depuis notre arrivée en Angleterre, j’ai cru à une
séparation définitive avec lui. Cette fois, c’est sûr : il
a reçu son équipement colonial et ses vaccins.
Lorsque le silence s’établit entre nous, je suis
saisi d’une sorte de vertige. Il est le seul avec qui je
peux évoquer Domino. Après un moment, il interrompt ma réflexion, comme s’il avait suivi mes pensées :
« Je me demande ce que fait Monique en ce
moment ?
— Sans doute est-elle au tennis avec Domino,
comme nous en avions l’habitude tous les quatre.
— Oui, mais aujourd’hui que nous sommes partis, quels sont les deux autres ? »
Ce doute sacrilège, dont je suis incapable d’apprécier l’humour, me fait mal.
« Elles doivent faire un simple.
— Comme tu es naïf avec les filles : un de perdu,
dix de retrouvés !
— Tu oublies les circonstances de notre départ.
J’ai confiance en Domino. We’ll Meet Again. »
Déplorant ma naïveté, il abandonne et évoque
son frère André, dont il est sans nouvelles et qui ne
semble pas avoir rallié la Légion française. Il craint
qu’il ait été fait prisonnier avec leur autre frère,
Henri.
Nous avons entendu parler de la « ligne rouge »
qui découpe la France en deux zones, mais nous en
ignorons le tracé. Angoulême et Pau sont-ils en zone
occupée ? Nos familles sont-elles prisonnières ? Il
partage mon inquiétude.
Il revient brusquement à sa préoccupation initiale : « Tu as raison, j’ai tort de m’inquiéter à propos de Monique. Je pense à un projet que je pourrais
préparer dans ma nouvelle affectation : que dirais-tu de faire notre vie à quatre aux colonies ? Ce serait
un objectif excitant après la guerre. Partir de zéro,
avec une terre à défricher, mettre en valeur des territoires où nous aurions tout à faire. Il me semble
qu’à nous deux nous pourrions tout entreprendre et
réussir. »
En écoutant sa voix soudain passionnée, observant
son visage énergique, je comprends avec étonnement
qu’il a minutieusement réfléchi à ce programme de
Robinson dont il n’a soufflé mot. Si le projet d’être
associé à lui pour la vie dans le but d’accomplir une
œuvre grandiose me semble naturel, il ne l’est pas
moins de partager ce bonheur avec Domino.
En revanche, je suis moins enthousiaste pour les
colonies, dont l’immensité mystérieuse me semble
menaçante.
« Pourquoi ne pas s’installer en France ?
— Ah non, jamais ! Après la débandade des
Français, leur lâcheté, il n’est pas question de revenir. Puisque nous sommes seuls dans le malheur,
nous serons plus forts en bâtissant notre bonheur
dans la solitude. Là-bas, personne ne viendra levoler 9 . »
Philippe ignore l’heure de son départ. Nous dînons
ensemble à la cantine. Il fait encore jour quand je le
raccompagne, lentement, à la porte de son
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