Alias Caracalla
l’accorder. »
L’ai-je convaincu ? Son visage demeure impassible. Il se lève : « Vous aurez bientôt de mes nouvelles. » Il me serre la main et me reconduit à la porte.
Ce geste inhabituel dans l’armée me laisse bien
augurer de cet inquiétant examen.
Dans le train qui me ramène au camp, je tourne
et retourne tout ce que je viens d’entendre. Le colonel * Passy m’a révélé que nous serions en civil, seuls,
sans repos, attendant l’arrestation, la torture et la
mort. Sans doute par manque d’imagination, je ne
suis pas terrifié par ces évocations.
Suis-je courageux ? Comment le savoir ? Je n’ai
jamais affronté un danger. L’alpinisme ? Ce n’est
dangereux que pour les imprudents. Ce dont je suis
sûr c’est qu’au cours des escalades je n’ai jamais eu
le vertige.
Le colonel * Passy en a trop peu dit pour que je
puisse réellement évaluer mes réactions. De la guerre,
je ne connais que les bombardements de Londres.
J’ai eu peur le premier jour, dans mon lit, mais je n’ai
pas tremblé et ne me suis ni évanoui ni enfui. Depuis,
c’est devenu une habitude.
Mais quel rapport y a-t-il entre un bombardement
et la torture ?
Vendredi 25 juillet 1941
Une faille de mon antisémitisme
Lors d’un séjour à Londres, Morandat me raconte
une histoire en vogue qui circule chez les Free
French : « Un Juif et un Breton discutent. Le Juif
constate : “Dans l’armée de De Gaulle, il n’y a que
des Juifs et des Bretons. — Oui, répond l’autre, mais
les Bretons sont en Libye et les Juifs à Londres”. »
Cette histoire, quand je la rapporte au camp, fait
bien rire mes camarades et me rappelle un événement qui s’est déroulé à Delville il y a un an.
Le soir du premier départ de nos camarades pour
l’Afrique, à la fin d’août 1940, j’ai exprimé à Briant
mes regrets de voir partir Raymond Aron. Après un
moment de silence, Berntsen, qui lisait sur son lit
voisin et connaissait mon antisémitisme, me dit avec
ce sérieux où perçait son humour habituel : « Mais
ton nouvel ami est juif ! »
Je réagis fort mal à cette insinuation : « Comment
le sais-tu ?
— Parce qu’il s’appelle Aron. »
Il mettait le doigt sur une faille de mon antisémitisme : contrairement à ma famille ou à mes amis,
lorsqu’on prononçait un nom ayant une consonance
biblique, je ne m’exclamais jamais : « Bien entendu
il est juif » ; « Encore une vieille noblesse bretonne »,
etc. En dépit de mon éducation, je n’avais jamais
attaché aucune importance aux patronymes : c’estpar moi-même que j’entendais juger de la valeur
des hommes.
Mes amis politiques me le reprochaient : « Tu n’es
pas un véritable antisémite. » Effectivement, c’était
une faille. J’en voulus à Berntsen de me le rappeler.
Dans le cas présent, Aron comme Maurice Schwob
étaient pour moi des hommes qui avaient tout
sacrifié pour sauver l’honneur de la France. D’une
certaine façon, ils avaient plus de mérite d’abandonner leur situation et leurs biens que les jeunes
volontaires, qui n’offraient que leur vie. C’était ce
qui les distinguait des Français défaitistes.
Aron était un homme sensible, cultivé, sans rapport avec la racaille apatride combattue avec raison
par l’Action française… Ne voulant pas me reconnaître battu, je répliquai furieux : « De toute manière,
c’est mon ami.
— L’un n’empêche pas l’autre », me dit-il, goguenard.
Je fus exaspéré par son attitude, qui faisait apparaître une contradiction dans ma conduite. Ma
grand-mère se plaisait à la souligner lorsque mon
grand-père, antisémite militant, vantait les qualités
de son meilleur ami… juif. « Oui, répondait-il, mais
il n’est plus juif puisqu’il est mon ami ! »
J’abandonnai la discussion, blessé qu’il insinuât,
somme toute, que mon nouvel ami ne fût pas un vrai Français. De surcroît, j’enrageais d’être tombé
dans sa provocation puisque je savais qu’il me
taquinait.
Mercredi 30 juillet 1941
Que faire ?
Je note dans mon cahier :
Un de ces après-midi où je ne sais que faire
— désœuvrement — tout reprendre, ne rien finir…
Je ne sais où aller, que faire, le cœur écartelé,
l’âme chavirée, visions dans les nuages, souvenirs qui paraissent faux, vague appel à l’impossible plaisir, fuyant je ne sais quel désespoir.
Lundi 4 août 1941
Une bonne
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