Aliénor d'Aquitaine : L'Amour, le pouvoir et la haine
attaqué sur un point, pour obtenir satisfaction sur un autre. Comme le remarque Pierre Aubé {45} , il mettait l’épiscopat devant un « impossible choix : se renier ou trahir ». Cela équivalait à revenir à une situation plus favorable au pouvoir royal. Thomas comprit la manœuvre. Les prélats se réunirent et décidèrent de prêter serment mais avec la formule « étant sauf l’honneur de Dieu et de mon ordre », ce qui en fait leur permettait de se retrancher derrière une sorte d’intérêt supérieur qui primait sur l’autorité et la justice royales. Henri est furieux. Il quitte le palais. Il sait que Thomas est le véritable artisan du second camouflet qu’il vient de recevoir.
Le lendemain, avant de partir de Londres, le roi ordonne à Thomas Becket de remettre à la couronne tous les biens qu’il détient du fait de sa fonction de chancelier. L’archevêque obtempère. Désormais la brouille est consommée entre les deux hommes. Depuis quelques mois déjà est apparu un clan des « anti » — Thomas : des prélats qui n’avaient jamais accepté l’ascension d’un fils de commerçant londonien et ne se privaient pas pour entretenir la colère du roi contre son ancien ami. Une lutte sans merci s’est ouverte pour la primatie anglaise. La vieille querelle entre les évêchés d’York et de Canterbury s’est réveillée. Elle oppose Thomas à l’évêque d’York qui n’est autre que Roger de Pont-l’Évêque, ce même Roger qui fut l’ennemi juré de Thomas alors qu’ils étaient tous les deux dans l’entourage de Thibaud de Canterbury. On se souvient que Roger était archidiacre de Canterbury avant Thomas et que Thibaud l’avait fait élire à l’évêché d’York afin de libérer la place pour Thomas. Et voilà que, des années plus tard, le tour de passe-passe de Thibaud se retourne contre son protégé.
Henri ne comprend pas le changement de personnalité de Thomas. Il ne peut pas le comprendre. Pour le roi, seul compte l’exercice du pouvoir. Il poursuit son action avec une logique implacable. Il a rétabli la paix civile, s’est imposé auprès de ses vassaux, a remis en ordre la justice et les finances, il veut maintenant mettre l’Église au pas. Le cap ne change pas : créer, façonner un État à sa mesure. Thomas a partagé cette vision. Leur intimité a sûrement fait qu’Henri lui a confié ses plus profondes ambitions, ses secrets politiques les plus précieux. Et cet homme-là se met en travers de sa route ! Comment pourrait-il réagir autrement que par un sentiment de trahison ? Thomas le sait. Il connaît le roi mieux que personne. Il fait tout pour rendre la situation entre eux encore plus tendue. Cet homme dont l’Europe avait admiré le sens de la négociation et de la diplomatie est, du jour au lendemain, devenu rigide et intransigeant. Depuis huit siècles des dizaines d’historiens et de dramaturges essaient de comprendre cette personnalité étrange et complexe qui est celle de l’archevêque de Canterbury, sans jamais y parvenir totalement. Alors, comment ce souverain habité par lui-même et sa passion du pouvoir l’aurait-il pu ?
Thomas l’avait dit, cela ne pouvait que mal se terminer. C’est à Clarendon que tout va se jouer.
Le château royal de Clarendon est situé à quelques kilomètres à l’est de la ville de Salisbury. Vers la fin du mois de janvier 1164, le roi et la reine d’Angleterre y tiennent leur cour et ont convoqué barons et prélats. Henri entend qu’ils assistent en particulier à l’hommage public que l’archevêque de Canterbury doit lui rendre.
Au cours des semaines qui ont précédé ces assises de Clarendon, un intense ballet diplomatique s’est joué entre la cour du pape Alexandre III, installée à Sens, et la cour d’Angleterre. Henri et Aliénor mènent la danse. Le pape a besoin de leur soutien. Ils font adroitement agiter le risque d’un schisme de l’Église anglaise ; perspective qui inquiète le pape au plus haut point. Finalement Alexandre III envoie une ambassade auprès de Thomas pour lui conseiller d’être plus souple face au roi et de lui prêter l’hommage libre – c’est-à-dire sans la restriction « étant sauf l’honneur de Dieu et de mon ordre » – puisqu’il ne s’agit en fin de compte que d’en revenir à la situation d’avant la guerre civile. Thomas sent bien qu’il y a autre chose derrière la manœuvre d’Henri mais il ne peut que s’incliner
Weitere Kostenlose Bücher