Aliénor d'Aquitaine : L'Amour, le pouvoir et la haine
mesure que les événements se succédaient, que l’on courait à la catastrophe, comme l’avait pressenti la vieille Mathilde ? Aliénor ne peut que partager les buts politiques du Plantagenêt et le soutenir dans sa volonté de contrôler l’Église. C’est plus sur l’aspect humain, affectif, de l’affaire que la reine aurait pu prendre quelques distances avec son mari. Elle connaît bien Henri, ses emportements et ses colères. Elle a aussi eu l’occasion de bien jauger Thomas pour lequel elle n’a sans doute pas grande amitié. Elle a pu mesurer la part des choses, les responsabilités personnelles de l’un et de l’autre, les intransigeances et les provocations, au-delà de l’opposition purement politique. Je ne peux pas penser qu’Aliénor se soit réjouie de la brouille entre les deux amis et de voir ainsi l’influence de Becket sur le roi disparaître ; du moins pas au prix où cette disparition a été payée. La reine a quarante ans. Elle gouverne et règne depuis vingt-cinq ans. Elle a connu des échecs cuisants et de grandes réussites. Elle sait que tout se paye mais que ce qui coûte le moins cher, c’est finalement un accord, un traité ou une trêve, quelque chose qui définisse un cadre, même provisoire, à l’intérieur duquel chacun peut évoluer en relative autonomie, et avec une relative satisfaction. Elle a sans aucun doute souhaité qu’Henri et Thomas trouvent un terrain d’entente. D’autant que, si elle n’a pas à proprement parler participé à l’affaire, elle était probablement présente à Clarendon, et certainement à Woodstock ; elle a donc suivi les choses de très près.
Ce dont la reine n’avait pas pu avoir l’intuition, pas plus que quiconque à l’époque, c’est la profonde mutation que connaîtra la personnalité de Thomas Becket, une fois que l’homme aura revêtu les ornements ecclésiastiques. Car, sur le papier et dans l’intention, l’objectif politique des Plantagenêt était parfaitement logique et très bien conçu. Sans Thomas, ils auraient sans doute réussi. Becket s’est revêtu de Jésus-Christ, selon la formule de Guillaume Fils Étienne, non pour en porter la gloire mais pour en subir l’énorme poids. Il ne se sent pas à sa place, en habit d’archevêque, et cela, dans une certaine mesure, le paralyse. Tout est dit dans le dialogue rapporté par Bosham au retour de Clarendon. En fait, Thomas est un second, un très brillant second. Chancelier, sous les ordres du roi d’Angleterre, il donnait toute la mesure de son talent, avec d’autant plus d’aisance qu’il avait au-dessus de lui une autorité traçant la voie. Archevêque, Thomas ne peut attendre du pape cette même présence car Alexandre III est avant tout préoccupé de sa propre survie face aux ambitions de l’empereur d’Allemagne. Il n’a pas le temps d’assister l’archevêque de Canterbury alors même que celui-ci le réclame ; la demande d’absolution après Clarendon est de ce point de vue-là très éclairante. Thomas est seul avec Dieu pour seul guide, autrement dit seul avec lui-même et sa conscience. Il n’a pas de repères autres que le dogme et les usages sur lesquels il s’appuie avec entêtement pour refuser tout changement. Un autre que lui aurait sans doute compris qu’il fallait négocier avec Henri sur la base des Constitutions de Clarendon et redéfinir un nouveau statut de l’Église tenant compte d’une évolution dans la répartition des pouvoirs. Thomas, grand diplomate jusque-là, était, archevêque, incapable de négocier sur ce terrain. Au fond, la seule véritable erreur des Plantagenêt, et leur totale responsabilité, est d’avoir voulu l’élection de cet homme-là à ce poste-là.
Il semble, à croire Jean de Salisbury, qu’Aliénor soit intervenue en faveur de l’archevêque au moins une fois auprès de son mari, après que Thomas s’est enfui. Mathilde l’Emperesse aurait, elle aussi, tenté une démarche identique. Selon un autre chroniqueur, Thomas aurait même demandé à la reine de l’aider au moment de sa fuite mais celle-ci aurait refusé. Plus tard, vers la fin mai 1165, une lettre de l’évêque de Poitiers à Thomas l’informe qu’il ne peut espérer aucune aide d’Aliénor car « elle met toute sa confiance en Raoul de Faye qui ne vous est pas moins hostile que d’habitude » ; le sénéchal de la reine et le chancelier du roi ne s’étaient, il est vrai, jamais entendus sur rien… On
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