Aliénor d'Aquitaine : L'Amour, le pouvoir et la haine
palais ducal et la cathédrale Saint-Pierre où, dit-on, l’un des vitraux reproduirait son visage {52} ».
Sous l’impulsion de la duchesse, la cour de Poitiers redevient, dès la fin des années 1160, le centre de l’activité littéraire des troubadours. Aliénor renoue avec la tradition de ses ancêtres. Elle n’avait jamais cessé de s’intéresser à la vie littéraire et le fin’ amor, la poésie des troubadours, a toujours accompagné sa vie. C’est elle, si l’on en croit de nombreux historiens, qui aurait fait connaître cette littérature au nord de la Loire, du temps de son mariage avec le roi de France. Vers la fin de la première moitié du XII e siècle, Aliénor aurait ainsi permis à deux cultures, celle du Nord et du Sud, de langue d’oc et de langue d’oïl, de se rejoindre. Il semble que la cour de Paris se soit empressée d’oublier ces troubadours à la légèreté de mœurs toute méridionale dès le divorce entre Louis et Aliénor prononcé, mais le contact avait été fait et la cour de Champagne notamment devint, au nord de la Loire, un haut lieu de la lyrique courtoise.
Quel est le rôle exact joué par Aliénor dans le développement de la poésie des troubadours et dans la création et la diffusion de ce qu’on appelle, selon une terminologie inventée au XIXesiècle, l’amour courtois ? Longtemps les historiens ont considéré ce rôle comme essentiel ; depuis quelques années on est plus réservé, sans pour autant parvenir à une démonstration convaincante, faute de documents indiscutables. Nous disposons toutefois de la liste des troubadours ayant séjourné à la cour de Poitiers et particulièrement pendant cette période où Aliénor est revenue vivre chez elle. Elle est significative : Alegret, Rigaut de Barbezieux, Bertrand de Bom, Cercamon, Pierre d’Auvergne, Gaucelm Faidit, Pierre de Valeria, Bernard Marti, Arnaud-Guillaume de Marsan, Marcoat... et bien évidemment le plus grand de tous les lyriques du siècle, du moins en langue occitane, Bernard de Ventadour, dont on sait qu’il a également séjourné à la cour d’Henri et Aliénor en Angleterre. Pendant longtemps, de sérieux exégètes ont soutenu que Mos Aziman — Mon Amant —, le senhal {53} derrière lequel se cachait la dame aimée par le poète, était Aliénor elle-même. Les amoureux de la duchesse, spécialistes de la poésie et du roman courtois, traquent les descriptions de personnages, dédicaces, apostrophes qu’Aliénor aurait pu inspirer. Ainsi le personnage d’épouse du roi Arthur, la reine Guenièvre dans le Perceval de Chrétien de Troyes telle que Gauvain la décrit : « ... elle est si courtoise, si belle et si sage que Dieu ne fit climat ou pays où on trouva sa pareille. Depuis la première femme qui fut formée de la côte d’Adam, il n’y eut jamais dame si renommée. Et elle mérite bien, car de même que si le sage maître endoctrine les jeunes enfants, ma dame la reine enseigne et instruit tous ceux qui vivent. D’elle descend tout le bien du monde, elle en est source et origine. Nul ne peut la quitter qui s’en aille découragé. Elle sait ce que chacun veut et le moyen de plaire à chacun selon ses désirs. Nul n’observe droiture ou ne conquiert honneur qui ne l’ait appris auprès de ma dame {54} . » Ou encore celui, dans ce même Perceval, de la reine aux blanches tresses : « Je vous dirai aussi qu’au château il y a une très noble et très sage reine, de haut lignage. Elle vint jadis, avec tout son or et tout son trésor, son or et son argent, demeurer en ce pays {55} ... »
Le mécène du poète était la fille d’Aliénor, Marie de Champagne. La tentation est grande d’imaginer la duchesse servant de modèle à un ou plusieurs personnages de ce roman inachevé sur lequel s’est construit tout un pan de la légende arthurienne. On dit également que le sujet du premier roman de Chrétien de Troyes, Érec et Enide, lui aurait été donné par la reine d’Angleterre ; il s’agit d’un couple, le chevalier et sa dame, dont l’amour s’épanouit dans le partage d’un but commun. Il est effectivement aisé d’y voir une transposition du couple formé pendant quinze ans par Henri et Aliénor. En revanche, il est maintenant avéré que les deux jugements de cour attribués à Aliénor dans le célèbre traité L’Art d’aimer d’André le Chapelain ne sont qu’inventions de l’auteur. Tout comme sont des inventions les fameuses
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