Aliénor d'Aquitaine : L'Amour, le pouvoir et la haine
« cours d’amour » décrites dans cet ouvrage, et dont les médiévistes du XIXesiècle se sont emparés pour nous dépeindre un Moyen Âge totalement imaginaire. Le Chapelain, qui a longtemps séjourné à la cour de Marie de Champagne, rédige son traité après 1186. Selon toute probabilité, lui aussi a fait partie de la cour de Poitiers et connu la duchesse. Si son traité n’est pas la « mine » d’informations historiques que l’on a cru au départ, il nous est très utile pour avoir un aperçu de l’ambiance qui régnait dans ces cours de la seconde moitié du XIIe siècle. Selon Philippe Delorme : « Tout au plus, peut-on voir dans son œuvre la codification plaisante des jeux intellectuels, de rébus et autres énigmes de casuistique amoureuse. À cet égard, le Traité du Chapelain constitue un manuel des bienséances mondaines du XIIe siècle, une sorte de “petit catéchisme” du savoir-vivre amoureux ». »
La cour de Poitiers, telle qu’Aliénor la fait revivre durant ces années qui correspondent à la cinquantaine de la reine, redevient ce qu’elle avait été au temps du duc Guillaume IX, grand-père de la duchesse et premier des troubadours. Il ne pouvait en être autrement. Poitiers est le creuset d’où va se diffuser la poésie occitane ; Poitiers et plus particulièrement la cour de Poitiers car, comme le remarquent dans leur introduction les auteurs de l’ouvrage Au temps des troubadours, la cour et le troubadour forment un couple indissociable : « Les troubadours sont les inventeurs d’un code qui érige en valeur un art d’aimer et une nouvelle façon de se comporter dans les cours seigneuriales du Midi de la France, aux XIIe et XIIIesiècles. ... ] Auteur de vers d’amour profane en langue d’oc, compositeur de musique nouvelle pour chaque poème, le troubadour — de l’ancien occitan trobador, c’est-à-dire “trouveur” — interprète ses œuvres devant ses amis, ses pairs, [...] le plus souvent, il chante devant le public de la cour seigneuriale, pour le plaisir, pour le conseil et la réprimande aussi. Poète occitan, musicien et chanteur, le troubadour réunit en sa personne des fonctions que nous dirons d’intellectuel, de technicien et d’artiste, en lien avec le lieu par excellence de la communication des idées et des modes, la cour {56} »
L’art d’aimer des troubadours, qui deviendra l’amour courtois, place la femme au centre de sa lyrique. C’est l’image de la dame, aimée par le poète, d’un amour sublimé, fantasmatique. Pas une image de jeune femme, pucelle ou jouvencelle, mais de femme mûre, mariée, donc inaccessible ; des pages et des pages ont été écrites pour s’interroger sur la dimension charnelle qui pouvait se dissimuler derrière cette lyrique sublimée. Pour ce qui nous occupe, le rôle d’inspiratrice ou de modèle qu’Aliénor a pu y jouer, il faut replacer le développement de la lyrique courtoise dans son contexte. Celui d’un siècle extraordinaire de renaissance intellectuelle, sociale, militaire aussi, puisque l’art de la guerre change. Une renaissance qui pourrait se résumer par deux mots, proches l’un de l’autre : définition et codification. Définition du pouvoir religieux et du pouvoir civil, codification des règles féodales, transformation du rôle du guerrier, notamment par la définition des règles de la chevalerie... De même, en matière de littérature, nous avons évoqué la formidable impulsion que la geste arthurienne a donnée au roman. Dans ce foisonnement de transformations, le rôle et la place de la femme à la fois dans la société et dans l’imaginaire amoureux se définissent eux aussi. L’amour courtois a, en cela, été novateur et déterminant. Aliénor, duchesse d’Aquitaine, comtesse de Poitou, reine d’Angleterre, vit à cette période-là. Jamais, jusque-là, aucune femme n’a eu autant de pouvoir, autant d’autonomie dans une société encore guerrière donc masculine. Jamais non plus aucune femme n’a disposé d’autant de moyens financiers lui permettant de réunir des artistes autour d’elle. De plus cette femme est belle et conserve cette beauté bien qu’elle avance en âge ; plus que belle, elle a de la majesté, une grande autorité naturelle... Il est impossible de ne pas considérer qu’il y a eu interaction entre un mouvement artistique donnant à la femme un rôle central et une femme qui a tout pour être à ce moment-là un
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