André Breton, quelques aspects de l’écrivain
celle de l' expression et celle de la communication. Il semble que cette «distraction» continuelle soit à la source d'un malaise tout moderne — et il n'y a pas de doute que pour l'âge classique par exemple, l' expression correcte de la pensée ait été tenue comme le moyen exemplaire d'assurer en même temps sa «mise en circulation» ainsi qu'à une monnaie frappée au coin authentique et débarrassée de toute bavure. C'est même à la réussite plus ou moins grande obtenue dans le sens de l'expression exacte que se rapportent les canons de la beauté classique, les critères auxquels on se réfère pour apprécier la qualité formelle d'une œuvre. Ce qu'on demande avant tout à cette forme, c'est moins encore la simplicité que le dépouillement (Gide, passée sa période symboliste, retrouve parfaitement le fil de cette pente lorsqu'il déclare : «Je n'aime que le strict et le nu»), ce qu'on exige que l'écrivain exécute sur ce magma de pensées imbriquées et enveloppées qui à chaque instant l'habite, c'est un travail comparable à celui de l'artiste exécutant d'après un modèle vif un de ces «écorchés» qui constituent pour le sculpteur un des témoignages les pluscertains de savoir-faire. Il s'agit qu'avant tout rien n'échappe — plutôt que de sa forme sentie — des articulations internes de la pensée, et une pente, lorsqu'il demande à l'écrivain que sa parole nous restitue sous le jour le plus net les idées «claires et distinctes» conduit au fond, sans tout à fait le dire, l'art classique à placer plus haut encore que celui du ciseau le maniement du scalpel. C'est une pensée constamment analytique que tend à épouser par prédilection sa forme, et ce qu'elle cherche avant tout, c'est à cerner d'un contour qui ne tremble pas la pensée fluente, à la capturer au-delà de tout risque d'évasion dans un réseau sans fissures de signes sans ambiguïté — à la limite, on peut dire que l'excellence suprême, pour l'expression classique, réside, avec tout ce que le mot comporte d'exclusif, dans la définition. Elle se trouve par là exposée au danger continuel d'avoir à composer avec un certain en deçà de la pensée — pour les classiques l'«alchimie du verbe» consiste surtout en l'obtention finale d'un résidu sans doute infiniment stable — mais qui ne doit pas nous fermer les yeux sur ce qu'il implique fâcheusement de laissé pour compte. Par l'«expression» (l'étymologie ne laisse place à aucun doute), la pensée, extraite de nous par l'opération verbale, s'en trouve ainsi irrémédiablement détachée, toute aspirée déjà par cet anonymat strict de la perfection qui passe pour lui ménager on ne sait quelle vie seconde — ou plutôt absence de vie — qui a nom immortalité. L'art classique, épris de l'expression parfaite, vise par là même, de l'artiste à l'œuvre, à la rupture du cordon ombilical.
Ce même terme d'expression, par lui-même fort suggestif, présuppose en outre une certaine conception des rapports du «fond» et de la forme. Il implique lui aussi sans le dire que ce qui «est exprimé» vit d'une vie indépendante et antérieure à la forme qu'il lui sera donné de revêtir; et à laquelle on demande seulement de le mouler avec le plus de précision et d'habileté possible. Il s'agit de faire «voir» la pensée par des mots, comme on fait voir un objet dans la nuit en y projetant un faisceau lumineux — il s'agit d'un style qui «colle» à la pensée, ou qui, lorsqu'il la précède, s'en cache comme d'un vice honteux. Le problème de l'expression, abordé sous cet angle, se trouve donc réduit à celui d'un enregistrement fidèle de la pensée — enregistrement qui menace de ne pas toujours faire bon ménage avec la «clarté» et la «nudité» de l'expression exigées simultanément. En ce qui concerne la prose française, la contradiction (sur laquelle nous ne nous appesantirons pas) pour la première fois éclata dans toute son ampleur, semble-t-il, au temps de Proust, lorsque sous l'influence des théories bergsoniennes on se fut avisé que le monde ondoyant et peu fixable de la pensée n'entrait qu'au prix de dégâts extrêmes et de simplifications parfois risibles dans les cadres classiques de l'« expression ». Mais avec Breton, nous nous trouvons placés brusquement devant des perspectives tout autres : pour lui, en effet, le style ne pose même pas, à proprement parler, de problème d'expression, mais un problème de
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