André Breton, quelques aspects de l’écrivain
comporte toujours des concessions très larges faites au dérèglement. Mais on peut concevoir aussi, à l'autre pôle, qu'un écrivain (cette discipline n'est pas moins austère) se fasse de ce dérèglement même une règle périlleuse, refuse de se tenir ailleurs que dans ces zones d'air raréfié, cet éclairage de chien et loup perpétuel où «tout a l'air de se passer si mal» et où, dans un excès de distraction qui ressemble à l'attention la plus concentrée, se présentent les chances uniques de trouvaille sans la complicité desquelles il lui paraîtrait hors de question d'avoir à tenir une plume. En desserrant de son mieux les règles mécaniques d'assemblage des mots, en les libérant des attractions banales de la logique et de l'habitude, en les laissant «tomber» dans un vide intérieur à la manière de ces pluies d'atomes crochus qu'imaginait Lucrèce, en mettant son orgueil dans une surnaturelle neutralité, il observera et suivra aveuglément entre eux de secrètes attractions magnétiques, il laissera «les mots faire l'amour» et un monde insolite finalement se recomposer à travers eux en liberté. Beaucoup trop humble pour se déclarer plus longtemps un «magicien du verbe» il assistera du dehors, en spectateur, à l'élaboration spontanée de cette magie continuelle, se bornant à signer, par un acte dont la gratuité comportera toujours une part d'humour, les cristallisations les plus réussies. Pour un tel écrivain la poésie ne sera plus à faire, elle sera «toute faite » et par là comparable à ces ready-made à peine aidés que signait Marcel Duchamp. Il suffira de la surprendre, et pour cela de laisser dans un extrême suspens de toute la mentalité logique (le langage «qu'on parle» étant une logique pétrifiée) les grappes de mots indéfiniment étoiler une nuit intérieure des arborisations merveilleuses de la neige.
C'est cet opérateur aux écoutes des signaux mystérieux du langage que Breton très consciemment a voulu être. Une page de l'« Introduction au discours sur le peu de réalité» proclame à la fois le pouvoir créateur du verbe et la volonté de l'écrivain de s'en tenir à l'enregistrement de l'influx capté :
«Les mots... de par la nature que nous leur reconnaissons... méritent de jouer un rôle autrement décisif. Rien ne sert de les modifier, puisque, tels qu'ils sont, ils répondent avec cette promptitude à notre appel. Il suffit que notre critique porte sur les lois qui président à leur assemblage. La médiocrité de notre univers ne dépend-elle pas essentiellement de notre pouvoir dénonciation?... Qu'est-ce qui me retient de brouiller l'ordre des mots, d'attenter de cette manière à l'existence toute apparente des choses. Le langage peut et doit être arraché à son servage... Silence, afin qu'où nul n'a jamais passé, je passe — silence! Après toi, mon beau langage.»
Avec lui, le problème classique du style considéré comme formulation exacte, vêtement strictement coupé de la pensée claire, se trouve donc profondément dépaysé. Une double et neuve exigence — sans s'y substituer — prend le pas sur l'ancienne : réussir, par un traitement inédit du langage, à capter les «courants sensibles» dont il sait pour les privilégiés se faire le détecteur — ce courant une fois capté, parvenir, plutôt qu'à en transmettre le «sens», à en véhiculer l'ébranlement. Breton, appliqué à répandre de nouvelles manières de penser et de sentir, ne renonce pas — il s'en faut de loin — à se faire comprendre — mais il représente — et c'est ce qui fait la particularité de son cas — l'avancée extrême des infiltrations latentes réalisées par les préoccupations purement poétiques dans la prose de notre temps. Si apparemment articulée, éloquente, concertée qu'elle soit (on a évoqué parfois, non sans sourire, Rousseau et Bossuet), cette carcasse de prose classique n'est plus qu'un trompe-l'œil, une croûte mince entièrement rongée de l'intérieur par un flux insolite de poésie. Son originalité est d'avoir résolu dans les conditions les plus paradoxales — en le portant sur le plan de l'essai et de la pure «littérature d'idées» — le problème moderne de la prose poétique.
Des Pas perdus, et même du Premier manifeste à Arcane 17, l'œuvre de Breton, considérée du point de vue formel, offre l'image d'un développement régulier fait pour mettre de plus en plus nettement en valeur sa
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