André Breton, quelques aspects de l’écrivain
singularité essentielle, qui réside dans le traitement de la syntaxe. Comme pour la plupart des poètes (on l'a fait pour Mallarmé) et peut-être plus aisément que pour beaucoup d'entre eux, on pourrait dresser à partir de ses livres une liste de mots clés qui ne manquerait pas d'être instructive (les vocables mallarméens : azur, neige, cygne, diamant, glacier, s'y verraient remplacés par une série non moins nettement orientée : «courant» — «sensible» — «magnétique» — «électif» — «désorientant» — «aimanté» — «champ» — «conducteur» — et bien faite pour mettre l'accent sur cette structure imaginative particulière que nous avons cru déceler). Il est certain pourtant que, dans ce jeu qui consiste à faire deviner l'auteur d'un passage isolé artificiellement de son contexte et choisi de façon à dérouter, c'est toujours, pour identifier la prose de Breton, à un certain cheminement de la phrase, aussi intimement signalétique que brusquement le roulis familier des épaules de quelqu'un qui marche devant nous dans la rue, qu'on se fiera presque aveuglément. Cette phrase, ample, longue, sinueuse, fertile en incidentes, en rebondissements et en échos intérieurs, faite pour tenir à travers ses méandres l'attention en suspens et en incertitude jusqu'à sa résolution finale d'où n'est presque jamais absent un élément de surprise — constitue probablement l'apport le plus riche de Breton à la langue. L'impression se fait jour peu à peu, au fil de ces pages d'une fluidité nonchalante et complexe, qu'une ductilité anormale tout à coup s'avise de ployer l'armature si rigide et ordinairement si monotone de la phrase française. En écho à l'annonciation mallarméenne du vers libre («On a touché au vers»), on se sent bien ici l'envie de dire, devant ces arabesques insolites de la phrase ployée et reployée sur elle-même comme du verre filé, qu'effectivement «on a touché à la syntaxe».
L'antinomie traditionnelle du «rêve», considéré comme symbole de l'activité irrationnelle de l'esprit et de l'action soumise aux normes logiques, trouve son reflet vivace dans le langage sous la forme de frictions continuelles — dont la solution fait une grande part du souci de l'écrivain — entre les mots d'une part et de l'autre ce qui sert à les assembler. Nom, adjectif ou verbe, le mot considéré dans son isolement, «en liberté», polarise autour de lui comme de lui-même le meilleur de l'espoir de tout ce qui tend en nous à communier avec le monde, à s'identifier à lui, à le gouverner et à le comprendre mystiquement. C'est lui, et lui seul, qui porte obscurément pour nous les couleurs de l'universelle participation. D'une part, le mot s'identifie en effet à l'objet qu'il nomme dans une mesure beaucoup plus large que ne semble le comporter son seul rôle de désignation (quand je prononce le mot «table», je ne puis faire que ce mot, loin d'être un simple «outil pour saisir», un outil à tout faire, ne soit marqué au plus intime de lui-même, singularisé du caractère anguleux et stable de l'objet avec lequel d'une certaine façon pour moi il communique), d'autre part (les formules cabalistiques sont composées presque toujours de noms mis bout à bout), son seul énoncé constitue par lui-même une mimique affaiblie de l'opération essentielle de la magie : le mot, fondamentalement, «évoque». C'est de toute évidence ce sens de la densité magnétique du mot qui forme la base des spéculations magiques auxquelles on s'est de tout temps livré sur la puissance du verbe — spéculations auxquelles, on l'a vu par la citation précédente, Breton adhère pleinement : si, pour lui, les mots peuvent «faire l'amour» il est trop clair qu'il n'y prend intérêt que dans la mesure où cela porte conséquence — où on peut attendre de ces liaisons étranges quelque chose qui pour nous prenne vraiment valeur de fruit 1 . Pour cette société naturelle et anarchique des mots, capable de proliférer par elle-même spontanément (l'écriture automatique le démontre), la syntaxe représente au contraire une hiérarchie et un ordre imposé irrémédiablement du dehors par l'entremise d'une brutale conquête rationnelle. Soumis au joug rationnel de la syntaxe afin de servir (dans le sens très restrictif où peut le faire un esclave) le mot n'en reste pas moins rebelle à toute sujétion définitive, il demeure vraiment de race différente «de toute
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