André Breton, quelques aspects de l’écrivain
éternité» et sa rébellion larvée contre le joug syntaxique, qui fait le drame dialectique et la vie interne de la langue, emprunte formellement, dans ses moments effervescents, l'exutoire de la poésie. Beaucoup plus que par des combinaisons de rythme ou de mètre, ou par une certaine qualité mélodique de l'expression, on pourrait définir peut-être la poésie comme la mise en sommeil momentanée (un véritable sommeil hypnotique) de la syntaxe. Dans un vers tel que
Le vierge, le vivace et le bel aujourd'hui
le fil syntaxique, d'ailleurs réduit au rôle presque évanescent de la juxtaposition, s'obnubile totalement, se résorbe derrière les halos irradiants et absorbants exacerbés autour de chacun de ces mots — halos qui réussissent par dilatation à souder l'une à l'autre sans solution de continuité leurs franges, comme une girandole nocturne où les feux semblent prendre surnaturellement de proche en proche. La main de fer d'une prose bien gouvernée sait au contraire éteindre autour du mot ce nimbe trop voyant qui est comme le signe de ralliement d'une anarchie — le plaisir verbal tiré de chaque vocable, de nature limitative, s'y apparente au plaisir ressenti devant ces puzzles enfantins qui n'appellent la pièce manquante à combler un vide qu'en le circonscrivant d'abord. Cet abîme qui nous semble séparer la poésie de la prose ne mesure en définitive que l'énorme amplitude d'oscillation du mot, sans cesse balancé à travers l'ambiguïté infiniment trouble du langage entre ce qu'il hante et ce qu'il est, entre son aptitude à servir et son aspiration latente à pouvoir.
Il est passionnant d'observer Breton prosateur aux prises avec cette double exigence : d'avoir à disposer les mots selon un ordre convaincant, et en même temps d'avoir (faute de quoi il avoue se désintéresser du langage) à leur laisser courir leur chance entière, à les laisser jouir jusqu'au bout de leur pouvoir unique de suggérer et de découvrir. S'il parvient à la satisfaire, c'est, semble-t-il, là encore par un changement de front très audacieux dans l'utilisation de la syntaxe. Armature de la phrase, le lien syntaxique dessine la courbe d'un mouvement — cette courbe, du type en général très uniforme de la trajectoire (Gide remarque avec raison qu'«il en est peu [d'écrivains] dont la syntaxe, tout en restant correcte, sache se faire particulière»), par sa retombée incessante met en jeu un signal d'arrêt qui oblige périodiquement le flux de la pensée (au débit naturellement égal et constant, comme le prouve l'écriture automatique, qui ne connaît pas la ponctuation) à se nouer de la façon la plus paralysante, à se coaguler dans cette espèce de petite mort rituelle, artificielle, que constitue le point. Comme pour un esprit rangé la proximité de la fin, la proximité plus ou moins imminente du point intervient rythmiquement pour le prosateur comme une injonction mécanique d'avoir à mettre de l'ordre dans ses affaires, à se mettre en règle tant bien que mal avec le décalogue syllogistique le moins imprévu. (Aussi sévèrement contraignante que pour la vie libre la crainte de la dernière heure s'avère pour le prosateur cette hantise périodique d'avoir à faire une bonne fin.) Aussi le bienfait dont on a toujours été tenté de rendre grâce à la syntaxe, comme Valéry aux «gênes exquises» de la prosodie, c'est celui d'une série d'entraves contre nature, faites pour canaliser l'effort de la pensée et l'exalter en la cabrant devant un obstacle. On la révère habituellement comme une discipline. Rien qui soit plus opposé aux manières de penser de Breton qui déclare au contraire, dans l'« Introduction au discours sur le peu de réalité» :
«Qu'on y prenne garde, je sais le sens de tous mes mots et j'observe naturellement la syntaxe (la syntaxe qui n'est pas, comme le croient certains sots, une discipline). »
Mots qui risqueraient de rester assez mystérieux si l'on ne comprenait, à le lire de près, que Breton réussit à tourner à son avantage ce qui semblait devoir lui être la gêne la moins supportable — à convertir la sujétion apparente à la syntaxe en un moyen de découverte et de libération. Si Breton refuse de voir dans la syntaxe une discipline, quel autre caractère distinctif peut-il lui reconnaître qui lui vaille d'être observée chez lui si «naturellement»? Nous ne nous tromperions sans doute guère, revenant sur
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