André Breton, quelques aspects de l’écrivain
souhait (pieux) de pouvoir un jour y échapper.
«Ces "dictées" (il s'agit d'un fragment de son journal) devraient être tout autre chose. Celles de ces jours derniers ne me satisfont guère. Elles cherchent à rejoindre la phrase écrite. J'entrevois la possibilité d'un genre spécial où la pensée se livrerait plus immédiatement. Il faudrait consentir aux incorrections et aux retours en arrière, abandonner tout amour-propre — tout souci de bien dire. Habitude à prendre, sans doute. Je voudrais ne chercher point même à former mes phrases. Commencer sans plan préconçu, sans trop savoir d'avance ce que je veux dire. Mais l'habitude de la logique est à ce point impérieuse que l'esprit souffre de ne plus s'y soumettre. Elle précipite souvent la pensée dans un moule qui l'ampute et l'équarrit».
Il est même assez singulier que Gide, aux prises ici avec une tentation surréaliste formelle, assigne à sa réticence les mêmes mobiles qu'attribue Breton lui-même aux écrivains du type «concerté» : la hantise de la logique et l'amour-propre excessif («abandonner tout amour-propre, tout souci de bien dire», dit Gide — et Breton : «C'étaient des instruments trop fiers, c'est pourquoi ils n'ont pas toujours rendu un son harmonieux»).
Ce second type de phrase après lequel Gide soupire, sans avoir guère tenté de faire davantage, est celui auquel Breton a eu le mérite de restituer délibérément (car il ne l'a pas inventé) toute l'ampleur et toute la signification créatrice qu'il comporte. Par opposition à la phrase «conclusive» je l'appellerais volontiers celui de la phrase déferlante. Son utilisation consiste — à la manière de ces « surf-riders » qui se maintiennent portés en équilibre vertigineux sur une planche à la crête d'une vague jusqu'à l'écroulement final — à se confier les yeux fermés à l'élan de vague soulevée qui emporte la phrase, à se maintenir coûte que coûte «dans le fil», à se cramponner à la crinière d'écume avec un sentiment miraculeux de liberté, à la suivre partout où la mène un dernier sursaut de vie, un influx privilégié de propulsion, en s'en remettant d'avance, et sans plus y penser, à sa propre souplesse et à son instinct de bon nageur pour émerger, le moment venu, au moindre dommage de la catastrophe finale. Sur cette crête périlleuse, où le moindre risque n'est pas de perdre l'équilibre, du moins y capte-t-on le souffle du vent comme nulle part et comme nulle part on y savoure le plaisir allègre du bondissement. Pour peu qu'on fasse taire en soi des mécaniques abrutissantes, qu'on s'arrache aux ornières logiques qui toutes s'offrent à qui mieux mieux à lamener à bonne fin, une ligne de vie aussi parcourt laphrase, la mène non plus à sa fin mais à ceci de plus exaltant qu'est une catastrophe, fouettant les mots dans une danse et une lumière d'écume — ligne qu'il suffit de suivre en se guidant sur le mouvement d'aise inexprimable et de chance heureuse auquel se reconnaît la liberté. La phrase si particulière de Breton n'est que la traduction de cette volonté d'élan libre prolongé et suivi jusqu'à son ultime déferlement, de cette décision de se confier, où qu'elle le conduise et sans craindre les embarras de langage, à la crête de l'onde la plus sensible. Jamais chez lui la phrase n'est calculée en vue de sa fin — jamais sa résolution finale, si brillante qu'elle puisse parfois apparaître, ne se présente autrement que comme un expédient improvisé sur le champ, une dernière chance qui permet de sortir comme par miracle de l'impasse syntaxique. On peut le soupçonner parfois de virtuosité et parfois d'abuser de la certitude où il est d'observer trop «naturellement» la syntaxe (on veut dire d'avoir plus d'un tour sous sa plume), du moins a-t-il su tirer de cette virtuosité l'usage le plus neuf et le moins blâmable en la faisant servir tout entière à restreindre sa propre part pour donner sa chance de souffler à l'inspiration véritable, et l'occasion à une «miraculeuse compensation» d'intervenir. Jusqu'au dernier moment sinueuse, méandreuse, en éveil, toute en courbes qui sont autant d'amorces tendues à l'arabesque qui voudrait s'y greffer, oscillante comme l'aiguille de la boussole, et attirant à elle comme un aimant tout ce qui flotte aux alentours de plus subtilement magnétisé, la phrase de Breton prolonge son appel indéfini à la chance et à la rencontre, reste
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