André Breton, quelques aspects de l’écrivain
cette image esquissée de la «trajectoire», en répondant que le privilège de la syntaxe est d'être en elle-même mouvement, et qu'à la chute qui étrangle chaque phrase répond corrélativement l'élan irremplaçable, le bondissement qui lui permet de commencer.
Ce que nous avons appelé la courbe d'une phrase se décompose en deux segments dont il y aurait grand intérêt par rapport à un certain point critique, qui en constitue le sommet, à souligner les sens diamétralement opposés. Dans le début de la phrase, le mouvement de la pensée, que guide ou que reproduit (peu importe) la syntaxe, apparaît comme un pur surgissement : c'est toujours aune espèce de coup de vent d'une liberté extrême qu'il dépend que nous surmontions le vertige d'inertie, d'un caractère proprement stupéfiant, que dégage « le vide papier que sa blancheur défend». Dans le prolongement de cet élan initial, que les mots qu'il appelle à lui n'arrivent pas à rejoindre suffisamment vite, se creuse comme un appel d'air, un vide précurseur, qui somme, encore indistinctement, les combinaisons verbales d'avoir à être, à se bousculer en remous derrière son passage extraordinairement pressé. Tout écrivain connaît parfaitement ce creusement en lui d'un moule encore vide doué d'une force de succion sur le magma verbal, cet élan aveugle de pensée qui «tire sur la plume», cette arabesque presque mimée du contour dont l'amorce de la courbe est déjà grosse sans pourtant s'en faire encore autre chose que le pressentiment. Indubitablement, dans cette «entrée» de la phrase, c'est l'élan syntaxique en pleine accélération, encore foisonnant de possibles, qui semble frayer le chemin aux combinaisons verbales, tout en leur laissant un jeu aussi étendu qu'il en reste aux vagues pour combler un sillage. Et précisément, de même que rien ne fait bouillonner les vagues avec plus d'effervescence et de liberté qu'un sillage, cet essor conquérant de la phrase qui «prend son vol» est un appel constant, un appel impérieux à la rencontre verbale et à la trouvaille. Mais si le génie a son siège dans ce mouvement d'éclosion et de fertilité aveugle du départ, passé le sommet de la courbe c'est l'art qui se charge de tirer le meilleur parti possible de son retombement : l'approche de la fin de la phrase, son freinage progressif signifie un ressaisissèment des pouvoirs de contrôle et de choix sur une matière verbale qui tend maintenant, répondant après coup à l'éréthisme violent qui soulevait la phrase à son début, à proliférer avec excès; une élimination de plus en plus serrée des possibles innombrables — jusqu'à combler enfin le dernier vide disponible d'un puzzle de plus en plus rigidement exclusif — amortit le mouvement verbal créateur — fige sur place cette danse à laquelle les mots se trouvaient en proie et confère à la syntaxe, dans cette chute de phrase (on ne peut choisir que parmi ce qui se fixe), un pouvoir non plus d'éclosion, mais de coagulation.
Par rapport à la place qu'occupe le point de flexion entre le mouvement ascendant de la phrase et sa retombée, on pourrait, semble-t-il, distinguer deux types de phrases aussi fondamentaux qu'irréductibles l'un à l'autre. L'un, qu'on pourrait appeler le type de la phrase conclusive, se caractérise par une sclérose contagieuse et régressive qui gagne de proche en proche la structure de la phrase à partir de sa section la moins mobile, la plus morte, qui est sa terminaison. A la limite, un tel type de phrase peut même finir par se trouver à ce point pétrifié par la considération de sa fin, que le premier jet de caractère spontané s'en trouve entièrement exclu : le dessin de la phrase se trouve alors conditionné de toutes parts par le contour rigide et pressenti de ses voisines et ne cherche plus qu'à s'imbriquer dans le contexte — à résoudre un problème mécanique d'emboîtement. Non seulement le contexte précédent s'y voit conférer un rôle de détermination logique sur la phrase en cours de rédaction — mais les phrases à venir (c'est là le paradoxe) s'y voient déjà par anticipation privées de tout jeu libre, insérées dans une chaîne, utilisées seulement pour tendre plus rigidement le maillon en cours de fabrication. Nul mieux que Gide n'a senti la tyrannie qu'exerce ce type de phrase, par l'intermédiaire des «études classiques», à travers toute la littérature française — ni mieux exprimé le
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