Antidote à l'avarice
maison, laissant les adultes se chamailler entre eux.
Don Arnau de Corniliano, vicaire général du diocèse de Gérone pendant l’absence de l’évêque, contemplait le papier froissé et souillé que l’on avait posé devant lui. Il était possible de distinguer le mot « excellence » ainsi que des fragments du mot « évêque ». Le reste se perdait dans le sang de l’auteur de cette adresse, un sang qui avait également scellé la lettre, presque aussi solidement que de la cire. Nul n’avait encore tenté de l’ouvrir.
Don Arnau avait réagi avec dégoût en voyant arriver au palais cet individu malpropre, puant de ses excès nocturnes et insistant jusqu’à l’impertinence. Il s’était malgré tout conduit dignement : il avait écouté le message, pris du bout des doigts la lettre souillée et ordonné que le corps du moine fût amené au palais. Il était sur le point de demander à son secrétaire d’ouvrir la missive quand il s’était ravisé. Peut-être était-elle destinée à Berenguer en personne. L’ouvrir laisserait des traces. Il ne le ferait pas tant qu’il ignorerait qui était le mort.
— Priez l’homme qui nous a apporté cette lettre de nous attendre ici. Et assurez-vous de son obéissance.
Le corps reposait dans une pièce fraîche et sombre des sous-sols du palais. Un frère convers attendait la permission de le laver et de le préparer. Le vicaire général y jeta un coup d’œil rapide, puis un autre plus attentif. Ni l’un ni l’autre ne lui apporta de réponse. Ce moine était un étranger pour Don Arnau et, apparemment, pour tous ceux qui l’avaient observé.
— Il a dû faire un long voyage, dit-il.
— Peut-être était-ce un pèlerin, suggéra son secrétaire.
— Pardonnez-moi, mon père, dit le frère convers, mais nous avons trouvé ceci sur son pauvre corps. C’est quelque peu taché de sang, ajouta-t-il comme pour s’excuser.
Avec force cérémonie, il tendit au vicaire général un parchemin imprégné de sang.
Don Arnau le remit le plus vite possible à son secrétaire et quitta la pièce.
— Qu’était-ce ? demanda-t-il nerveusement à son secrétaire.
— Un document de voyage, Don Arnau. On peut lire son nom et quelques autres mots. Il s’agit d’un certain Norbert. Malheureusement, le reste est à peu près illisible.
— Se faire assassiner ici, à quelques pas de la cathédrale ! dit Don Arnau avec amertume, comme s’il s’agissait là d’une injure personnelle.
— À plus de quelques pas, messire. On peut même parler d’une certaine distance, objecta le secrétaire avant de saisir le regard du vicaire général et de faire silence.
Don Arnau réfléchissait. Le temps s’écoulait, et l’évêque s’éloignait de plus en plus. Devait-il lui envoyer un messager ? Ou pouvait-il ouvrir la lettre et en lire le contenu ?
Et s’il prenait conseil ? Si ce courrier avait un quelconque rapport avec le désaccord survenu entre l’évêque et l’archevêque, son envie de l’ouvrir pourrait paraître suspecte. Mais s’il traitait de quelque affaire diocésaine, urgente certes mais assez banale – un document exigeant une signature immédiate, une permission attendue depuis longtemps –, il serait ridicule de lancer un messager au triple galop. Ridicule et coûteux pour la cathédrale. Don Arnau était réputé pour sa bonne gestion des finances et l’attention qu’il portait aux moindres détails.
— Faites appeler quelqu’un ! aboya-t-il.
Le secrétaire s’empressa de sonner.
— J’aimerais voir immédiatement les chanoines, dit-il dès que la porte s’entrouvrit.
Sa voix discordante et sèche emplissait la pièce et s’envolait dans les couloirs.
— Pardonnez-moi, mon père, rétorqua le serviteur, mais la plupart des chanoines vaquent à leurs affaires.
— Alors allez me chercher ceux qui sont ici, reprit-il d’un ton glacial. Tout de suite.
En milieu de matinée, Daniel, fils du boulanger Mossé et héritier du gantier Ephraïm, travaillait à l’atelier pour tenter de donner vie à un nouveau style de gant de femme. Hélas, chaque fois qu’il prenait un gant, il voyait les longs doigts élégants de Raquel et sa main frêle se glisser dans cette peau de chevreau quasi immatérielle, il repensait à l’humiliation de la veille… et commettait une erreur. La dernière avait été fatale. Il était désormais impossible de sauver cette paire. Au désespoir, il laissa
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