Apocalypse
sur les grands axes. Je lui ai dit de couper par les vieux quartiers.
La voiture bifurqua dans une rue moins animée et tourna plusieurs fois. Soudain le chauffeur ralentit et montra quelque chose sur la droite. Marcas tendit le cou et aperçut un panache de fumée noire qui montait dans le ciel d’un bleu métallique. Une sirène d’ambulance hurlait.
— J’espère que ce n’est pas un attentat. Ça s’était calmé depuis quelque temps, murmura Steiner, l’air pensif.
— Où allons-nous exactement pour retrouver votre équipe ?
Le policier israélien tapota sur le bord de la portière, un sourire moqueur aux lèvres.
— Je ne vous ai pas dit ? Chez les Templiers.
22
Rouen
7 mars 1430
Comme chaque jeudi, le marché s’ouvrait dans la vieille ville de Rouen. Autour de la halle qui venait d’être rebâtie, les vendeurs venus des campagnes environnantes attendaient la clientèle. Des paysans vêtus de loques, accroupis le long des murs de la place, proposaient sans mot dire les maigres produits de leur ferme : quelques œufs souillés de paille, des fromages rances et parfois un lapin dont les entrailles verdies attiraient les mouches malgré le froid. Réunie sous le toit du marché, l’aristocratie des marchands étalait, elle, des victuailles plus opulentes : quartier de cerf, canard gras et surtout du poisson, souple et luisant, pris au filet dans la Seine. Un silence inhabituel régnait en ce lieu où, d’habitude, résonnaient les cris du peuple et le bruissement des conversations.
Les plus avisés des marchands ne s’étonnaient qu’à moitié de ce calme trompeur. Depuis que Jeanne la Pucelle était enfermée dans les murs de Rouen, la ville vivait dans le trouble et la peur. Les bruits les plus fous couraient les ruelles : on disait que les troupes du roi de France allaient attaquer la ville pour délivrer Jeanne, que les Anglais, par crainte, massaient des troupes qui ravageaient les campagnes, que la Pucelle avait passé un pacte avec le diable qui allait précipiter tout Rouen en enfer. Pire, certains affirmaient même que Jeanne était la Putain de Babylone, la femme qui annonçait l’Apocalypse. Les rumeurs, les angoisses se répandaient ; les bourgeois n’osaient plus sortir de leurs hôtels ; le clergé était divisé ; quant à l’aristocratie locale, elle craignait par-dessus tout de devoir prendre parti au risque de tout perdre. La tension montait, souterraine et perfide. Déjà, dans les villages proches, on parlait de signes. Une femme avait donné vie à un enfant à deux têtes, un troupeau de porcs devenu fou s’était précipité dans la Seine, une hostie avait saigné lors de la messe de dimanche.
Les autorités laissaient dire. Mieux valait que courent les bruits les plus étranges, les rumeurs les plus fantastiques pour masquer la vérité. De plus, des violences éclataient tous les jours dans les bas quartiers de la ville et les bourgs voisins. Des bandes armées s’en prenaient aux Français qui collaboraient avec l’Anglais. Des groupes spontanés et invisibles, qui s’évaporaient dans la nature aussitôt leur crime commis. Près du port, c’était un bourgeois faisant commerce avec Londres que l’on avait retrouvé embroché et rôti dans sa cheminée. Dans la forêt de Brotonne, un baron avait été torturé puis enchâssé vivant dans le ventre de son cheval que l’on avait recousu.
Une rébellion sourde montait parmi le peuple souffrant des rigueurs d’une guerre qui semblait sans fin. Pour prévenir une révolte générale, les échevins de la ville avaient multiplié les commandes publiques. On espérait désamorcer la crise en distribuant du travail. Ainsi, on avait passé commande de travaux avec la corporation des maçons. La toiture de la cathédrale devait être refaite, les gargouilles restaurées et les chéneaux remis à neuf. Du travail pour des mois. Les consuls n’avaient pas pris cette décision au hasard : la confrérie des maçons disposait de franchises et de privilèges exceptionnels. Nul n’était reçu en leur sein sans avoir passé des épreuves terribles et mystérieuses. Régulièrement, l’Église enquêtait sur ces pratiques qu’elle soupçonnait d’hérésie, mais elle n’avait rien pu prouver. On les soupçonnait d’avoir abrité les Templiers en fuite, de pratiquer des rites païens, de détenir des secrets perdus. Mais ce que craignaient par-dessus tout les autorités, c’était leur
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