Apocalypse
reconnaître le bûcher que le bourreau essayait pour le supplice du lendemain.
L’odeur amère de la fumée que portait le vent le fit tousser. Il baissa les yeux vers la rue. Elle était déjà noyée dans l’ombre, pourtant on distinguait l’éclat furtif de lanternes qui se dirigeaient vers un bâtiment trapu, accolé au mur de la cathédrale. Les maîtres arrivaient un par un.
Traditionnellement, la loge où se réunissaient les maîtres maçons était construite contre l’édifice en cours. C’était une construction banale, faite de bois et de torchis, où les maîtres se retrouvaient pour planifier les travaux. Au centre de la loge se tenait un rectangle de plâtre qu’il fallait toujours soigneusement éviter : c’est là qu’était dessiné, à la pointe de charbon, le tracé d’architecture, l’épure que les maçons devaient réaliser. Quand la partie dessinée du bâtiment était terminée, on la recouvrait d’une nouvelle couche de plâtre et on dessinait un nouveau plan à exécuter.
En face se trouvait la place du maître de l’atelier : un siège de bois où reposait un maillet. Tout autour des bancs accueillaient les maîtres en titre et parfois les autres ouvriers. Car la loge ne servait pas que de lieu de travail, elle était aussi l’endroit, où deux dimanches par mois, on venait débattre de l’avancée du chantier comme de l’organisation de l’atelier ainsi que le prescrivaient les Devoirs qui régissaient la vie des maçons dans tout le royaume.
Ce que ne disaient pas les Devoirs, en revanche, c’est ce que faisaient, un soir de printemps, les maîtres de l’atelier qui arrivaient, d’un pas lent, devant l’entrée de la loge.
La porte ne s’ouvrait qu’après qu’on eut frappé d’une manière étrange et rythmée. Et même ce n’était pas la porte qui s’ouvrait, mais un rectangle de bois à hauteur d’homme. Là, il fallait pencher son visage dans l’obscurité et chuchoter à un auditeur, invisible et attentif, les mots de passe.
— Vitruve et Vengeance, murmura Aymon, vêtu d’une bure noire et d’une large capuche qui dissimulait ses traits.
— Entre, mon frère, et la porte s’ouvrit sur une pièce sombre où se tenait le gardien du seuil, une dague effilée à la hanche.
Une bougie s’alluma et éclaira une sorte d’antichambre étroite aux murs nus.
— Pose tes outils à l’angle de la porte. Nul n’est admis en chambre s’il ne se défait de ses instruments de travail. Nul métal ne doit souiller nos réunions.
Obéissant, Aymon tira de la musette qu’il portait sous sa bure compas et équerre, maillet et burin et les déposa à l’endroit indiqué. Il n’était pas le seul à avoir fait ce geste symbolique, des outils jonchaient le sol, parmi lesquels la règle graduée et le fil à plomb qui désignaient les maîtres.
— Maintenant, attends là, indiqua le gardien en montrant une niche avec un banc dans l’épaisseur du mur, quelqu’un viendra te chercher.
Maître Roncelin descendait lentement les escaliers vers la nef. Il se rappelait ses années d’apprentissage. Sept ans à obéir sans discuter sous la férule d’un maître rigoureux. Puis l’époque du vagabondage heureux, quand il avait parcouru le royaume de chantier en chantier. Il se souvenait encore de l’odeur des cyprès quand il avait taillé la pierre à l’abbaye Sainte-Roselyne, sous le ciel transparent de Provence. Ou de sa joie, quand à l’église de Beaulieu, remontant l’abside effondrée, il avait retrouvé, gravées dans la pierre, les marques de maçons, ses ancêtres dans le métier, qui avaient travaillé là, des siècles avant lui. Puis il était devenu maître, dirigeant à son tour, construisant des chapelles pour les confréries de pénitents, des châteaux pour des seigneurs de guerre et des églises toujours plus hautes, toujours plus belles.
Jusqu’à travailler pour le roi de France.
Et pas seulement pour lui construire palais et forteresse, mais pour lui conserver son royaume.
Quand il était arrivé à Rouen, Roncelin s’était entouré de compagnons de confiance et il ne doutait pas que le roi fasse appel à eux pour délivrer la Pucelle.
Et il avait attendu.
Toutes les semaines, un compagnon quittait Rouen et, au gré des chantiers, parvenait jusqu’à Chinon où résidait la cour de France. Là, il rendait compte des informations et des nouvelles collectées par Roncelin sur l’évolution du procès de
Weitere Kostenlose Bücher