Au bord de la rivière T4 - Constant
salaire du petit Gariépy, suggéra le cordonnier-meunier. En plus, de cette façon-là, ça te coûtera rien pour avoir de l’aide toute la semaine pour soigner tes animaux et nettoyer tes bacs.
Quand Télesphore Dionne apprit cette entente par Paddy Connolly, il alla proposer à l’ex-amoureux de sa fille de lui laisser chaque jour quelques livres de fromage qu’il pourrait vendre à sa clientèle.
— Tu pourrais me le laisser trois ou quatre cennes de moins chaque livre, osa-t-il avancer.
— Pourquoi je ferais ça, monsieur Dionne ? lui demanda Hubert, surpris.
— Ben, par justice, répliqua le marchand. C’est normal que tu demandes plus cher la livre à Sainte-Monique et à Saint-Zéphirin parce que c’est loin et que tu dois payer le petit Gariépy pour la livraison.
— C’est en plein ça, fit le fromager. Je leur vends mon fromage un peu plus cher à cause de ça.
— Je comprends, répliqua Télesphore, mais ici, t’as juste à traverser le pont avec ton fromage.
— Je veux ben vous croire, mais si je fais ça, je me coupe l’herbe sous le pied. Tout le monde de Saint-Bernard va venir acheter mon fromage chez vous et plus personne va venir à la fromagerie.
— J’ai vraiment affaire à un ingrat ! s’écria le marchand général, en colère. T’as déjà oublié que c’est grâce à moi que tu sais faire du fromage.
— Je suis pas ingrat, monsieur Dionne, répliqua patiemment Hubert. Je sais tout ce que je vous dois, se défendit le jeune homme. Pour vous le prouver, je suis prêt à vous le vendre le même prix que je demande à la fromagerie. Vous pourrez toujours demander une cenne ou deux de plus à ceux qui veulent pas traverser le pont pour venir jusqu’à la fromagerie.
— Laisse faire, ça m’intéresse pas, dit Dionne avant de claquer la porte derrière lui.
Cet affrontement avec le propriétaire du magasin général agaça beaucoup moins le fils de Baptiste Beauchemin que la présence encombrante, à la fromagerie, de Cléomène Paquette, le voisin de Liam Connolly.
Le petit homme âgé d’une quarantaine d’années avait le crâne à demi dénudé et il passait la plus grande partie de ses journées à traîner au magasin général et à la forge d’Évariste Bourgeois. Il avait la réputation largement méritée d’être un fieffé paresseux doublé d’un profiteur éhonté, et il avait tendance à prendre des airs misérables pour apitoyer ses interlocuteurs. À plusieurs reprises, le curé Désilets l’avait même admonesté pour sa paresse notoire, mais il s’en était toujours tiré en prétextant des ennuis de santé imaginaires. Le pire était que sa femme n’était guère plus vaillante que lui.
Dès la première semaine d’ouverture de la fromagerie, le cultivateur avait repéré la période du jour où le fromage en grains était prêt à être consommé. Il quittait alors la forge ou le magasin général en compagnie de Paddy Connolly et de quelques traîne-savates de la paroisse et venait à la fromagerie supposément pour acheter du fromage, ce qu’il ne faisait jamais. Par contre, il n’oubliait pas de s’installer près de la cuve où le fromage frais achevait de s’égoutter pour en tirer, sans gêne, de nombreuses poignées, au nez et à la barbe de Hubert qui ne manquait pas de lui lancer des regards noirs.
— Faites attention, monsieur Paquette, du fromage frais comme ça, c’est pas mal traître, lui faisait-il remarquer. Ça peut rendre malade quand on en mange trop.
Cet avertissement poli avait le plus souvent pour effet d’éloigner les autres clients de la cuve, un peu gênés de manger gratuitement du fromage. Le fromager considérait cependant comme normal, ainsi qu’il l’avait vu faire à Dunham durant sa formation, qu’on goûte au produit avant de l’acheter, mais Cléomène Paquette exagérait au vu et au su de tout le monde et semblait même se complaire dans son rôle de pique-assiette.
Ce jour-là, Paddy avait quitté à regret le banc qu’il occupait près du poêle accueillant du magasin général pour suivre la demi-douzaine d’habitués de l’autre côté du pont, à la fromagerie. Le retraité l’avait fait parce qu’il avait des nouvelles intéressantes à leur communiquer, tant au sujet de l’élection sans opposition de Francis Cassidy à la mairie de Montréal, deux semaines plus tôt, que de l’attentat armé dont avait été victime, la veille, Charles-Alphonse-Pantaléon
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