Au Coeur Du Troisième Reich
s’entêtait, le ton monta et, finalement, Guderian s’opposa à Hitler avec une vigueur tout à fait inhabituelle dans ce cercle. Vraisemblablement échauffé par les effets de l’alcool qu’il venait de boire chez Oshima, il oublia toute modération. Ses yeux lançaient des éclairs, sa moustache était véritablement hérissée, il se dressait près de la table de marbre face à Hitler qui s’était levé également : « Le devoir nous commande simplement de sauver ces hommes 1 Nous avons encore le temps de les faire transporter », s’écria Guderian sur le ton de la provocation. Au comble de l’irritation, Hitler lui lança : « Ils continueront le combat ! Nous ne pouvons pas abandonner ces territoires ! » Guderian resta inflexible : « Mais c’est inutile, s’écria-t-il, indigné, de sacrifier ainsi inutilement des hommes. Il est grand temps ! Nous devons embarquer ces soldats immédiatement ! »
Ce que personne n’aurait cru possible se réalisa. Cette attaque véhémente avait visiblement impressionné Hitler. Il lui était rigoureusement impossible d’admettre cette perte de prestige, due surtout au ton de Guderian. A mon grand étonnement, il se cantonna pourtant dans des arguments militaires, affirmant qu’une retraite en direction des ports ne manquerait pas de provoquer une désorganisation générale et d’entraîner des pertes encore plus grandes que si l’armée continuait à se défendre. Guderian insista encore une fois sur le fait que la retraite était préparée jusque dans ses moindres détails et qu’elfe était tout à fait possible. Mais on s’en tint à la décision de Hitler.
S’agissait-il des symptômes du déclin de son autorité ? Comme toujours, il avait eu le dernier mot, personne n’avait quitté la salle indigné, personne n’avait déclaré qu’il ne pouvait plus assumer la responsabilité de ce qui se passait. Voilà pourquoi, en définitive, le prestige de Hitler resta intact, bien qu’il eût été véritablement médusé quelques minutes avant en voyant Guderian manquer au ton en usage à sa cour. Zeitzler l’avait autrefois contredit avec plus de modération ; chez lui, le respect et le loyalisme étaient restés sensibles même dans la contestation. Mais pour la première fois une explication avait eu lieu dans ce grand cercle. La distance était devenue palpable, nous avions eu la révélation d’un univers nouveau. Sans doute Hitler avait-il sauvé la face. C’était beaucoup, mais en même temps très peu.
Étant donné la progression rapide des armées soviétiques, il me sembla utile de retourner dans la région industrielle de la Silésie, pour constater si mes directives destinées à assurer le maintien de la production industrielle n’avaient pas été annulées par des organes subalternes. Lorsque je rencontrai le 21 janvier 1945 à Oppeln le maréchal Schörner, le nouveau commandant en chef du groupe d’armées, celui-ci n’existait plus que de nom, ainsi qu’il me l’expliqua : les blindés et l’armement lourd avaient été détruits au cours de cette bataille perdue. Personne ne savait jusqu’où les Soviétiques avaient progressé dans la direction d’Oppeln ; en tout cas les officiers de l’état-major partaient déjà, il ne restait plus dans notre hôtel que quelques clients qui y passaient la nuit.
Dans ma chambre, une eau-forte de Kathe Kollwitz était accrochée au mur, La Carmagnole : une foule qui pousse des cris de jubilation danse autour d’une guillotine ; un peu à l’écart est accroupie une femme en pleurs. Dans la situation désespérée dans laquelle nous nous trouvions en cette fin de guerre, je me sentis saisi moi aussi par une angoisse croissante. Je dormis d’un sommeil agité, peuplé par les personnages inquiétants de cette eau-forte. La crainte de connaître moi aussi une fin violente, crainte refoulée pendant le jour ou étouffée par l’activité que je déployais, réapparu, plus accablante que jamais. Le peuple se soulèverait-il contre ses anciens dirigeants avant de les tuer, ainsi que le montrait le tableau ? En petit comité, avec mes amis, nous avions parlé à l’occasion de notre propre avenir, que nous imaginions dans des couleurs sombres. Milch assurait que nosennemis en finiraient avec le personnel dirigeant du III e Reich sans autre forme de procès. Pour ma part, j’étais de son avis.
Je fus tiré des angoisses de cette nuit par un coup de
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