Au Coeur Du Troisième Reich
d’autres pensaient que seul Niemöller ferait l’affaire, car, disaient-ils, il fallait « dédouaner » le cabinet. Personne ne releva ma proposition, quand je suggérai ironiquement d’aller chercher des dirigeants de la social-démocratie et du Zentrum pour leur remettre nos fonctions. Les stocks du ministre du Ravitaillement contribuaient à réchauffer l’atmosphère. Nous étions, à mon avis, en passe de nous rendre ridicules, ou plutôtnous l’étions déjà. La gravité qui avait régné dans ce bâtiment lors des délibérations concernant la capitulation avait disparu. Le 15 mai, j’écrivis à Schwerin-Krosigk que le gouvernement du Reich devait être composé de personnalités jouissant de la confiance des alliés et qu’en conséquence il fallait modifier le cabinet en y remplaçant les anciens proches collaborateurs de Hitler. J’ajoutai « que, d’ailleurs, c’était une entreprise tout aussi ingrate de confier l’apurement des comptes à un artiste que d’avoir, dans le passé, confié le ministère des Affaires étrangères à un marchand de Champagne ». Aussi le priai-je « de me décharger des affaires du ministère de la Production et de l’Économie du Reich ». Je ne reçus pas de réponse.
Après la capitulation, des officiers américains ou anglais subalternes commencèrent à apparaître çà et là, parcourant sans se gêner les pièces du « siège du gouvernement ». Un jour, vers la mi-mai, un sous-lieutenant américain, entrant dans ma chambre, me demanda : « Savez-vous où Speer peut bien se trouver ? » Quand je lui eus dit qui j’étais, il me déclara que le quartier général américain rassemblait des renseignements sur les effets des bombardements alliés et me demanda si j’étais disposé à leur en fournir. A quoi je répondis que je n’y voyais aucun inconvénient.
Quelques jours auparavant, le duc de Holstein avait obligeamment mis à ma disposition le château de Glucksbourg, situé à quelques kilomètres de Flensbourg. C’est là, dans ce château du XVI e siècle, que le jour même de ma première rencontre avec le sous-lieutenant américain, je pris place en face de quelques civils de l’U.S.S.B.S., le « United States Strategical Bombing Survey » de l’état-major d’Eisenhower, pour discuter des erreurs et des singularités qui avaient, des deux côtés, caractérisé les bombardements aériens. Le lendemain matin, mon aide de camp m’annonça que de nombreux officiers américains, parmi lesquels un général de haut rang, venaient de se présenter à la porte du château. Notre garde, composée de soldats de l’arme blindée, présenta les armes 5 , protégeant pour ainsi dire l’entrée du général F. L. Anderson, commandant les unités de bombardement de la 8 e flotte aérienne américaine. Il me remercia avec la plus grande politesse d’avoir bien voulu accepter de continuer ces conversations. Pendant trois jours, nous examinâmes systématiquement tous les aspects d’une guerre aérienne. Le 19 mai, le président de l’ « Economic Warfare » de Washington, d’Olier, accompagné du vice-président Alexander et de ses collaborateurs, le D r Galbraith, Paul Nitze, George Bail, des colonels Gilkrest et Williams, nous rendit visite. De par mes activités antérieures, je connaissais l’importance de ce service dans la machine de guerre américaine.
Dans notre « Académie de guerre aérienne » régna bientôt un ton de camaraderie ou presque qui disparut pourtant le jour où la presse internationale s’émut du petit-déjeuner au Champagne pris par Göring avec le général Patton. Mais auparavant, le général Anderson me fit transmettre le compliment le plus curieux et le plus flatteur que j’aie jamais reçu dans ma carrière : « Si j’avais eu connaissance de ses succès avant, j’aurais envoyé toute la 8 e flotte aérienne américaine rien que pour le faire disparaître. » Cette flotte disposant de plus de 2 000 bombardiers lourds, il valait mieux qu’il en ait pris connaissance trop tard.
Ma famille s’était réfugiée à 40 kilomètres de Glucksbourg. Comme je risquais seulement d’avancer mon arrestation de quelques jours, je décidai d’aller la voir. Quittant l’enclave de Flensbourg au volant de ma voiture, je parvins, grâce à l’insouciance des Anglais, à traverser sans encombre la zone occupée. Sans accorder la moindre attention à ma voiture, les Anglais se
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