Au Fond Des Ténèbres
devais prendre sa religion, a-t-elle raconté. Une femme doit avoir la même religion que son mari, ont-ils dit. Et c’était mon désir de toute façon. Ma famille, ils aiment Joe. Non, ils n’avaient jamais été pieux ; mon père a quitté l’église il y a quarante-six ans pour devenir Gottgläubiger [67] – non, je ne sais pas pourquoi mais – elle a ri – peut-être parce qu’en Allemagne on paie une taxe à l’église c’est peut-être ça. »
Les Siedlecki ont une délicieuse fillette, âgée de cinq ans lors de ma visite – l’exemple presque classique de l’enfant très aimée, qui grandit en liberté et en sécurité. Ils habitent un appartement moderne particulièrement agréable dans la maison réservée au personnel du Grossinger ; un séjour idyllique, ensoleillé, plein de fleurs, magnifiquement équipé, quelque chose comme le rêve d’un agent de publicité américain. L’atmosphère de la maison est celle créée par Erika et représente bien sa personnalité. « Il y a des gens qui ont demandé à Joe comment il avait pu épouser une Allemande, m’a-t-elle dit pendant que Joe était parti faire des courses. Après tout il est passé à travers – les gens ne peuvent pas comprendre. Cela le met en colère quelquefois. C’est arrivé à l’hôtel juste l’autre soir ; quand un des clients a osé le lui demander, il lui a répondu que ça ne le regardait pas. Mais d’un autre côté lui-même avait souvent l’habitude de raconter aux gens que j’étais italienne, ou quelque chose comme ça et il ne veut pas que je parle allemand avec la petite. Mais là je pense qu’il a tort. Je crois que c’est mon devoir envers elle. Plus tard quand elle sera au collège, ça lui donnera des points d’avance, ça peut l’aider. De toute façon, je n’y peux rien, je suis allemande, voyez-vous ; si quelque chose de bon arrive, comme Willie Brandt recevant le prix Nobel ou quelque chose comme ça, je me sens très fière. Je lui parle allemand – je lui chante des chansons allemandes et je lui lis des contes allemands. D’abord en allemand, et puis je les lui traduis. Je fais ça chaque soir pendant une heure, entre sept et huit. Quand Joe n’est pas là. »
« Les Allemands ? dit Joe. Que vous dire ? Quand j’ai été témoigner, ils m’ont traité comme un roi ; un roi, je vous dis. Et dans la famille de ma femme, on me respecte. À Treblinka, il y avait de vraies brutes, mais certains étaient bons quand même. Je vous dis, les Polonais étaient pires, bien pires que les Allemands, et les Ukrainiens encore pires. Il y avait un SS, si je le voyais aujourd’hui, s’il avait besoin de quelque chose, je lui donnerais, Karl Ludwig. C’était un très, très brave homme. Le nombre de fois qu’il m’a apporté des affaires, le nombre de fois qu’il m’a aidé, le nombre de gens qu’il a peut-être sauvés, c’est difficile à dire. Je ne sais pas où il est maintenant, mais je voudrais bien savoir.
« Bien sûr, il y en avait d’abominables ; Kurt Franz, Küttner, Miete, Mentz ; des bêtes féroces, des sadiques. Mais il y avait des gens comme ça chez les Juifs aussi. Le Judenrath à Varsovie, la Gestapo juive ; et même à Treblinka les Kapos, les mouchards, certains meilleurs que d’autres, mais dans l’ensemble j’avais tout aussi peur d’eux que des Allemands.
« Mes parents et ma sœur de vingt ans ont été envoyés à Treblinka une semaine avant moi. Je m’étais marié six semaines plus tôt. Pas un mariage d’amour, une espèce d’arrangement de famille ; elle avait de l’argent. Sa mère, ses frères et sœurs -– elle n’avait plus de père – ont été aussi expédiés à Treblinka une semaine avant nous. Mais elle et moi nous avions été envoyés au Q.G. SS pour travailler – nous étions tous deux jeunes et forts. Le jour où nous avons été dirigés sur la Umschlagplatz [place d’où les convois partaient], les officiers du Q.G. ont dit qu’ils ne voulaient pas perdre leurs travailleurs. Il y a eu des tas de discussions et finalement il a été décidé que les célibataires pourraient rester mais que les couples mariés partiraient. On a annoncé que « quiconque voulait le divorce, pouvait l’obtenir sur-le-champ ». C’était le choix entre la vie et la mort. [Il m’avait dit précédemment qu’ils n’avaient alors aucune idée de l’endroit où allaient les trains ; et un peu plus tard : « Peut-être
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