Au Fond Des Ténèbres
pas de raison d’être là [66] . Sauf qu’en 1938, après l’Anschluss, il était tombé amoureux d’une jeune fille de Vienne qui était juive. Il l’épousa la veille du jour où les Juifs durent obligatoirement porter l’étoile de David. Bien sûr, il n’avait pas à la porter mais le lendemain de son mariage il avait l’étoile cousue sur tous ses vêtements. Quand elle (pas lui) reçut l’ordre d’aller à Theresienstadt, il y est allé avec elle. Et quand elle (pas lui) a été expédiée à Treblinka, il l’a accompagnée. Elle a été tuée immédiatement. Rudi était officier, lieutenant de l’armée tchèque et plus tard ce fait a été d’une importance décisive dans l’organisation et la mise à exécution de la révolte. Après l’assassinat de sa femme, il est resté trois semaines sans vouloir parler à personne ; il avait été désigné pour travailler à l’atelier du tailleur, sous les ordres de Suchomel qui, par rapport à d’autres, était relativement convenable. » Richard a haussé les épaules : « Cela ne veut pas dire que Suchomel ne nous battait pas, tous le faisaient.
« Le dernier arrivé de notre groupe particulier, environ dix jours plus tard, fut Zhelo Blœh, photographe de son métier. Lui aussi était officier tchèque, un beau garçon aux cheveux bruns, au visage puissant et carré et au corps musclé. Il a été le cerveau militaire de tout le plan de révolte – pendant longtemps. Lui et Rudi – et Robert aussi d’une autre manière – ont été d’une importance capitale pour nous et pour le camp dans son ensemble. Zhelo et Robert devinrent inséparables ; et Rudi Masarek et Hans Freund. Nous avions tous un grand respect pour Galewski, le chef de camp polonais ; c’était un ingénieur réputé, dans les quarante ans je pense, grand, mince, aux cheveux bruns. Il avait l’apparence et le comportement d’un aristocrate polonais ; c’était un homme très remarquable.
« Notre vie de tous les jours ? En un sens c’était très contrôlé, très particulier, les conditions essentielles à notre survie étaient très variées : essentiel de s’imprégner totalement de la résolution de survivre ; essentiel de créer en soi-même la capacité de s’abstraire jusqu’à un certain point de Treblinka ; important de ne pas s’adapter complètement. L’adaptation totale, voyez-vous, ça voulait dire l’acceptation. Et à partir de l’instant où l’on acceptait, on était moralement et physiquement perdu.
« Il y en a beaucoup qui ont succombé, bien sûr ; j’ai lu plus ou moins tout ce qui a été écrit à ce sujet. Mais d’une certaine façon personne apparemment n’a compris ; ce n’était pas le fait d’être une nature impitoyable qui permettait à un individu de survivre. C’était une indéfinissable qualité qui ne tenait ni à l’éducation ni à la classe. On pouvait la trouver chez n’importe qui. On pourrait dire que c’était une soif inextinguible – peut-être aussi un don – de vivre, une foi dans la vie… »
J’ai compris ce que voulait dire Richard quand j’ai rencontre Berek Rojzman qui m’a accompagnée à Treblinka quand j’ai visité le camp.
5.
Comme son père et son grand-père avant lui, Berek Rojzman avait été élevé pour être boucher. Actuellement il travaille dans une usine de la banlieue de Varsovie ; c’est un homme solidement bâti, de 1,86 m, marié à une veuve – une chrétienne – avec deux enfants.
Sa famille – il y avait six enfants – vivait à Ejrodzisk Maz, ville de moyenne importance de Pologne orientale. Il était le second fils et fréquentait une école juive. « Mais l’enseignement se faisait en polonais, dit-il. Oui l’antisémitisme je connaissais. Les enfants polonais nous appelaient “youpins”. [Le gouvernement actuel de Pologne est – fort justement – déterminé à abolir l’emploi du terme « Polonais » pour « chrétien » il est possible que cet usage provienne aussi bien des Juifs eux-mêmes que des chrétiens, car en Pologne les Juifs spécialement dans l’Est, se sont toujours considérés comme une entité ethnique distincte – et ils semblaient même y tenir ou y être contraints.]
« Des nationalistes venaient devant la boutique et disaient : “N’achetez pas. En Palestine, les Juifs.” Souvent il y avait des bagarres entre enfants juifs et non juifs. Nos parents nous disaient : “Faites comme si vous ne
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